Les marins de la Compagnie des Indes

La compagnie a de gros besoins: plus de 5 000 hommes. Elle doit donc avoir une forte organisation pour y pourvoir, y compris quelques passe-droits…

À partir de 1720, le port de Lorient – Port Louis a le quasi-monopole des armements pour le Compagnie (entre 18 et 30 bâtiments quittent Lorient chaque année). Plus de la moitié vers les pays riverains de l’Atlantique jusqu’en 1731. Après, les destinations « outre cap « sont majoritaires. La compagnie emploie en moyenne chaque année 1700 officiers mariniers, matelots, mousses pour assurer ses armements. Entre 1745 et 1749, c’est plus de 2000 hommes dont elle a besoin. La durée moyenne d’un voyage étant de 2 à 3 ans c’est environ 5000 marins qui servent la compagnie. (16 à 17 hommes pour 100 tonneaux, soit 65/70 hommes pour un 400 tonneaux et environ 100 hommes pour un 600 tonneaux).

Où et comment ces matelots sont-ils recrutés ?

Le quartier du Port-Louis est réservé à la Compagnie ; les gens de mer qui y sont classés ont le privilège d’être levés uniquement pour le service de celle-ci et non pour celui du roi. La difficulté est que dans ce territoire exigu, depuis Pont-Scorff jusqu’à la côte, île de Groix comprise, et de la rivière d’Etel à celle de Quimperlé, les matelots sont peu nombreux; on y compte en 1734, 170 bateaux de pêche, avec chacun un équipage de 2 à 5 hommes, et environ 25 caboteurs (effectif moyen, 5 hommes). Aussi la Compagnie eut-elle très souvent besoin de demander au ministre l’autorisation de faire des levées d’autorité. A partir de 1719, la Compagnie est autorisée à faire désigner par les commissaires des classes, avec l’accord du ministre, les matelots dont elle a besoin, « en leur payant le quart en sus de la solde qu’ils gagnent sur les vaisseaux du roi ». Le recrutement est difficile durant les premières années car la Compagnie règle les soldes avec beaucoup de retard. Ensuite il devient plus aisé, comme en témoigne le faible nombre des désertions dans le trajet entre le quartier de résidence et Lorient, où les matelots se rendent à pied, en groupe, mais sans surveillance. Le recrutement assez facile s’explique par l’octroi d’un salaire relativement élevé. Outre la solde, qui se monte à 20 livres par mois avant 1739, 30 à 50 livres après cette date et 40 à 60 livres à partir de 1755, les matelots reçoivent l’autorisation de rapporter en France un « port permis » dont la vente laisse un profit appréciable, permettant de multiplier par quatre au moins la solde. Naturellement la Bretagne est fréquemment mise à contribution, 87 % des hommes relèvent de l’intendance de la marine de Brest et surtout de deux quartiers, celui du Port-Louis (42,8 %) et celui de Saint-Malo (25,1 %). Au cours du XVIIIème siècle, beaucoup de Malouins se sont fait immatriculer au Port-Louis, dont relève Lorient, aussi on peut affirmer que la majeure partie du personnel navigant est originaire de Saint-Malo ou des paroisses voisines de ce port. les levées sont faites aussi jusqu’à Dieppe, du Havre (4,2%) ou Bordeaux (3,4%). Lorient et la Compagnie entretiennent de longue date des relations avec ces deux ports, soit pour s’y procurer des armements, soit pour y effectuer des armements.

En temps de paix, une telle mesure ne soulevait pas de difficultés, mais il n’en était pas de même en temps de guerre, et le ministre insistait alors pour qu’on tirât du quartier du Port-Louis le plus d’hommes qu’il se pourrait: ils «doivent tous servir la Compagnie de gré ou d’autorité, ils y sont obligés» répète Machault en 1755, mais le commissaire-ordonnateur de la Marine, Clairambault, lui fait part de son désaccord, «ayant remarqué de tout temps, dit-il que les matelots levés de cette sorte périssaient pendant le voyage; comme ça n’a jamais été que des matelots au cabotage ou des pêcheurs qui ayant été dans ce cas, il vaut bien mieux les déterminer à s’engager de gré à gré, comme tous les autres». Le ministre revient à la charge l’année suivante et rappelle que le quartier étant affecté à la Compagnie, tous les matelots qui y sont classés doivent être employés dans le besoin aux armements qu’elle fait faire, et «si ceux qui s’adonnent à la pêche n’étaient pas disposés à s’embarquer dans les vaisseaux, il faut les y obliger en les avertissant que s’ils résistent, ils seront commandés pour Brest». Quand les levées ne suffisent plus, le ministre presse l’ordonnateur de remplacer les gens de mer par des volontaires ou des soldats; «c’est un expédient qui ne peut pas donner grand chose, répond son subordonné, l’armée ayant déjà recruté tout ce qu’elle pouvait». Alors, force était de se tourner vers l’ultime ressource, l’étranger. Pendant la guerre de Succession d’Autriche, à partir de 1745, on compte beaucoup sur les Irlandais, que l’on tente d’allécher par toutes sortes d’avantages, y compris, outre la faculté de faire double pacotille, la certitude de ne pas être classés tant qu’ils resteraient au service de la Compagnie.

L’engagement est alors le moyen le plus normal de se fournir en personnel. La Compagnie y procède elle-même dans le quartier du Port-Louis; quand elle veut le faire ailleurs, elle en demande l’autorisation au ministre, qui lui désigne les quartiers où elle peut recruter. Ce sont les correspondants de la Compagnie, tels Drake à Saint-Malo ou Michel à Nantes, qui agissent pour elle dans les différents ports pour engager « de gré à gré » des hommes, puis les envoyer à Lorient, sous réserve de l’approbation du commissaire des classes du département de résidence. Un tiers du personnel environ est engagé de cette manière. Quand elle n’en a pas de correspondants sur place, elle s’adresse aux officiers des classes, ou bien elle laisse faire le capitaine du navire, quand le bâtiment est armé dans un port autre que Lorient. La formule «de gré à gré», désigne le plus souvent des conventions individuelles, plus rarement des petits groupes, exceptionnellement un contrat collectif entre la Compagnie et un équipage tout entier, encore s’agissait-il seulement de conduire un bâtiment de la Compagnie de Bayonne à Lorient. Il était difficile à la Compagnie de s’engager dans cette voie à cause de la présence sur nombre de ses navires d’hommes levés d’autorité.
Lorsque des matelots étrangers à Lorient entrent au service de la Compagnie, avant de quitter leur département, ils doivent se munir d’une permission d’embarquer auprès de leur bureau des classes, et ils reçoivent une somme, ou « conduite » c’est-à-dire une allocation pour le voyage, fixée en 1723 à 3 sous par homme et par lieue, pour rejoindre le port, et, à l’arrivée, ils doivent remettre au commissaire des classes du Port-Louis l’autorisation d’embarquer visée par le commissaire du département d’origine, celui-ci devait s’assurer non seulement qu’ils étaient bien en possession de ce billet, mais encore que celui-ci n’était pas périmé, car ces billets étaient nuls au bout de deux mois, de manière qu’ils ne puissent servir à d’autres. Le bureau des classes payait aux hommes deux mois d’avance sur leur solde future . Puis ils se font inscrire auprès du bureau des armements et ils reçoivent alors la demi-solde dans l’attente du départ, sont nourris et logés à bord du bâtiment où ils participent aux dernières opérations d’armement, en particulier à l’installation du gréement. Beaucoup, toutefois, préfèrent « libertiner » en ville et certains, volontairement ou non, manquent le départ du vaisseau. Aussi celui-ci stationne durant quelques heures en rade de Groix, pendant que des patrouilles parcourent la ville, visitant les cabarets et se saisissant des retardataires pour les amener à des barques qui les portent à bord du bâtiment en partance.

Les préparatifs du départ.

Avant de partir, l’homme rassemblait ses hardes et réglait ses affaires ; cela consistait, généralement, à établir des reconnaissances de dettes et à se donner un procureur pour le temps de l’absence. Les sages (ou fols selon le cas) confiaient ce soin à leur femme, devant notaire, ou parfois aussi à d’autres, membres de leurs familles, amis, créanciers, ou à leurs fiancées.

Jacques Morel de Dieppe et Jacquette Le Dingo de Lorient se sont promis le mariage, mais cela ne pourra se faire qu’au retour du « Duc du Maine », où Jacques s’est engagé comme matelot. Un contrat est passé devant un notaire de Lorient par les deux fiancés à la tête froide: chacune des deux parties s’oblige à verser à l’autre 198 livres tournois sur le plus clair de ses biens en cas de dédit; le fiancé donne procuration à Jacquette Le Dingo pour recevoir ses gages et même le produit de la vente de ses hardes en cas de décès. C’est effectivement ce qui se passa. La pauvre fiancée fut effectivement héritière de Jacques Morel.

Il arrivait souvent aussi que le matelot, avant de quitter son pays, se vit confier de petites commissions. Ainsi Yves Le Bret, de Matignon (près de Dinan), avait reçu, avant de se rendre à Lorient où il devait embarquer sur le « Mascarin », en 1768, de Pierre Bernard, 9 livres pour avoir des mouchoirs rouges et à fond blanc et rayures rouges; d’un chanoine de Matignon, 9 autres livres pour avoir des mouchoirs rouges; d’un autre chanoine, pour des mouchoirs moitié rouges et moitié bleus, ou lui rendre ladite somme s’il ne peut en acheter; le sieur du Chesnet lui avait confié 12 piastres à faire valoir en pacotille avec la moitié du bénéfice pour lui, sauf les risques de mer et de confiscation; le procureur fiscal audit Matignon, 30 autres livres, savoir, pour avoir des mouchoirs, 18 livres de la part du procureur, 6 livres de la part de demoiselle Julie Meillorge et 6 autres pour la demoiselle Louise Meillorge (celle-ci pour des mouchoirs rouges).

Le séjour à Lorient.

Il est probable que les hommes levés d’autorité dont le commissaire des classes du département envoyait la liste au Port-Louis, se rendaient au port par groupes; pour les engagés, la date à laquelle ils devaient arriver était portée sur leur billet de permission, ainsi que le jour où le document était délivré; comme le bureau des classes du Port-Louis inscrivait à son tour le jour où la pièce lui était présentée, il est facile de calculer le temps passé en route. La moyenne pour venir de Saint-Malo, principal lieu de recrutement des engagés est de 10 à 12 jours, d’autres ne mettent pas plus de sept jours pour franchir cette distance, mais quelques-uns arrivent une semaine et davantage après le délai fixé. Une fois à Lorient les engagés semblent préférer se loger en ville, d’après les innombrables reconnaissances de dettes pour logement et pension souscrites par des matelots; cependant, ils pouvaient loger à bord , en 1723 il est dit que les matelots qui seront nommés et qui se rendront à bord avant le départ du vaisseau y gagneront leur journée à raison de 40 sols jusqu’au jour où on établira la chaudière, qui sera un jour ou deux avant de démarrer de devant la ville. A ce moment-là, la Compagnie ne nourrissait pas ses hommes dans le port comme elle le fit plus tard (à partir de 1734), au moins pour les hommes levés : «Lors de leur arrivée [les hommes] devront se présenter au bureau des classes pour s’y faire enregistrer et le même bureau remettra une liste des noms au commis de la cayenne1 pour leur faire distribuer des vivres; il remettra aussi une pareille liste au lieutenant de port pour les distribuer sur les vaisseaux et pour qu’ils puissent jouir de la demi-solde; les écrivains qui sont chargés des radoubs, gréement et garniture des vaisseaux prendront les noms des matelots pour les marquer et leur passeront les fêtes et les dimanches s’ils sont assidus au travail; à l’égard de ceux qui ne se présenteront qu’aux repas, ils n’auront la demi-solde que les jours où ils travailleront; les mousses auront leur demi-solde et leurs vivres aussi». Auparavant la Compagnie avait également décidé qu’on allouerait à ces hommes en plein les huit premiers jours de leur arrivée quoiqu’ils ne se soient pas présentés au travail parce que ce temps leur a été accordé pour se délasser de leur route.

L’ embarquement.

C’était la Compagnie qui répartissait ses matelots, mais le commissaire des classes surveillait à ce que les hommes d’un même quartier ou d’une même paroisse ne fussent pas tous embarqués sur le même bâtiment (dans les débuts de la Compagnie on observait la tendance contraire), que les gens de levée fussent les premiers embarqués, qu’on leur adjoignît le nombre de novices et mousses convenable en prenant de préférence pour ceux-ci les orphelins, puis les enfants d’officiers-mariniers et de matelots. Enfin on devait donner aux hommes qui se connaissaient la satisfaction de s’amateloter (partager le même hamac; on sait que bâbordais et tribordais n’avaient qu’un hamac pour deux) pour peu qu’ils parussent le souhaiter.

Selon ces recommandations, l’équipage d’un navire était rarement homogène. Ce recrutement explique la composition du personnel maritime classé à Lorient où on inscrivait ceux qui n’avaient pas encore navigué ou ceux qui avaient obtenu l’autorisation de changer de département; des sondages faits dans le registre-matricule de la ville de Lorient daté de 1752-1763 (il n’en existe pas d’antérieurs) indiquent que sur 100 hommes, 75 n’étaient pas lorientais, onze ou douze pas bretons, et que trois ou quatre étaient étrangers. Sur 75 cas où la profession du père est indiquée, 5 seulement sont dits fils de matelots ; les autres ont pour pères des laboureurs (ceux qui viennent des environs de Lorient), des ouvriers ou des artisans ; il y a aussi deux fils de notaires-procureurs, le fils d’un ancien directeur à la Louisiane (mais ils sont pilotes ou pilotins); le fils d’un maître poulieur devient enseigne.

Donc l’équipage est embarqué. A la prière du directeur de la Compagnie des Indes à Lorient, le commissaire général ordonnateur a donné l’ordre d’en passer la revue au commissaire des classes. Celui-ci, que le directeur a envoyé chercher en canot, prend la liste de tout le personnel, faisant particulièrement attention à bien signaler les sujets qui composent l’équipage, afin d’éviter les substitutions de noms ou leur altération; il marque aussi leur solde et les conditions de leur engagement et il établit en quatre exemplaires le rôle du bâtiment, en distinguant les hommes par quartiers, et dans chaque quartier en groupant à part les hommes levés d’autorité et les engagés de gré à gré; puis un de ces documents, dûment signé du capitaine, du directeur, du commissaires des classes et même à certaines époques du commissaire ordonnateur, est remis au capitaine, non sans y avoir inscrit au préalable les passagers. L’écrivain du bord sera chargé de le tenir à jour.

Diversité des compétences.

Les officiers de marine ont une place à part. Au nombre de deux à trois cents, ils forment un « corps « propre à la Compagnie. Sur chaque navire, six à huit officiers sont embarqués, soit en moyenne un officier pour douze ou treize hommes.

Outre les officiers, l’équipage comprend des officiers mariniers et non mariniers, des matelots, des novices, confondus souvent avec les précédents jusqu’en 1740, des domestiques, un petit détachement de soldats et de mousses. A partir de 1735 apparaissent, après les officiers non mariniers, des novices, auxquels s’ajoutent à partir de 1738 des volontaires payés. Il y a une grande diversité parmi les officiers mariniers. Il y a des spécialités qui ne peuvent faire défaut, comme maître d’ équipage et ses auxiliaires, pilotes et ses acolytes, maître canonnier, calfat, charpentier et voilier. Parmi les officiers non-mariniers figurent le second chirurgien et le troisième s’il y en a, et aussi parfois un armurier et un forgeron. Quant au maître-valet (maître commis actuel), il compte au début parmi les officiers non-mariniers, ensuite il passe aux domestiques avec le boulanger et le cuisinier, puis il reprend de l’importance. Les officiers non-mariniers n’étaient pas des marins et ils n’étaient théoriquement pas classés. Les officiers mariniers étaient, comme ils le sont encore, des maîtres chargés et ils devaient au retour rendre compte des objets et des outils dont ils étaient responsables et dont ils payaient la valeur si un procès-verbal, signé des officiers n’en avait constaté la perte fortuite. Il y a parfois des démêlés avec la Compagnie, ainsi Perrine Denis du Plessis, héritière de son frère, armurier sur le « Duc de Noailles » et sur la solde duquel on avait retenu le prix de certaines armes perdues porta l’affaire devant les tribunaux , commencée en 1724, elle n’était pas finie en 1730.

Les officiers mariniers étaient des personnages et on les traitait dans les bureaux avec une certaine déférence. Ainsi l’officier des classes du Port-Louis refuse de retenir une dette sur le salaire de Jean Causse, contremaître de l’Atalante, il l’engage simplement à payer ce qu’il doit, au lieu d’agir d’office comme pour les matelots. Naturellement les maîtres d’équipage et les pilotes formaient «l’aristocratie». Le premier pilote devait tenir un journal de son voyage, et il pouvait se voir confier un gros bâtiment pour une brève traversée, comme Berthelé, chargé en 1727 de ramener l’ « Hercule » de Brest à Lorient; il avait accès aux petits commandements (Bizot, pilote entretenu, amena ainsi au Sénégal plusieurs bateaux de barre et de légers navires); quelques uns sortaient d’ailleurs de l’ordinaire, comme ce Liébaut, également pilote entretenu, qui réalisa un magnifique atlas manuscrit (visible à Brest).

Au bout de trois ans de navigation dans la qualité de premier pilote et après avoir passé un examen à l’amirauté on pouvait être reçu capitaine. Il arrivait même que la Compagnie, quand besoin en était, fit d’un pilote un officier, comme ce fut le cas pour Pierre Vigner, troisième pilote de l' »Atalante », qui fut fait enseigne à 20 livres par mois au cours d’un voyage dans l’Inde de 1721 à 1724. Aussi n’est-il pas rare de voir des pilotes du même rang social que les officiers, tel noble homme Guillaume Barthélémy Le Floch, sieur de Kerildrun, pilote sur le « Saint-Michel » et le « Jupiter » (1741) et Gabriel Elie Le Bozec de Kervegan, mort sur la « Mutine » (1724). Au reste nombreux étaient les capitaines qui faisaient embarquer leurs fils avec cette spécialité, dans l’intention de les voir devenir capitaines à leur tour. L’habitude vint assez rapidement de mettre non plus les jeunes gens, mais les enfants, sur les bateaux pour apprendre le métier, et l’on voit mentionner spécialement les pilotins comme une catégorie à part depuis 1732 environ. Ils reçoivent une légère solde, contrairement aux volontaires.

Les novices ne sont pas distingués au début des matelots de la plus basse paie; on en voit cependant quelques uns, deux ou trois mentionnés à part vers 1728 sur le « Bourbon »; un peu plus tard on en fait une catégorie distincte. En 1740, Louis XV, reprenant le texte des ordonnances de Louis XIV ordonne d’en embarquer un sur dix matelots afin de les former à la mer et de pouvoir fournir des remplaçants. En 1745, une ordonnance entière leur est consacrée « …ils ne pourront avoir moins de seize ans et plus de vingt-cinq; seront réputés novices tous les jeunes gens qui n’auront pas encore navigué ou qui n’auront navigué que sur les rivières ou à la pêche du poisson frais; les jeunes gens qui auront navigué, mais qui seront trop faibles pour faire le service des matelots, seront réputés novices; on ne pourra commander d’autorité que ceux qui auront navigué en rivière ou à la pêche du poisson frais; ceux qui auront navigué (au long cours) pendant un an ne pourront être embarqués que comme matelots. » En fait, si la limite d’âge inférieure était respectée, la limite supérieure était fréquemment franchie. La moyenne d’âge était de 20 ans, mais en 1750, sur le « Duc du Maine », des hommes de 28,31,34 ans, et même sur l’ «Auguste », un homme de 40 ans; il s’agit là peut-être de terriens n’ayant jamais vu un bateau de leur vie, ou des pêcheurs qui n’avaient jamais été levés pour le service. Sur la matricule des novices de 1764, ceux-ci ne dépassent jamais l’âge réglementaire, sauf un du « Dauphiné », et parfois des novices singuliers, comme Poulo de la Sauvagère, qui est dit, peu de temps après son immatriculation, ingénieur auprès du nabab du Bengale.

En 1745, la pénurie des novices se faisant sentir, une nouvelle ordonnance fixa leur nombre au quart de celui des matelots, puis au tiers en 1746, et des sondages dans les rôles montrent que ces ordonnances ont été appliquées dès 1748 (sur le « Bristol », 20 novices pour 60 matelots), et les proportions ont souvent été dépassées, avec parfois même autant de novices que de matelots, comme sur le « Puisieulx » en 1752. La proportion n’est pas toujours aussi grande, mais elle ne semble jamais descendre au-dessous du tiers et elle est souvent égale à la moitié du nombre des matelots. Leur origine est très diverse, comme celle de leurs aînés.

Quant aux mousses, ce n’étaient pas des enfants, malgré la célèbre chanson, mais des adolescents, dont l’âge moyen était de quinze ans, avec naturellement des exceptions dans l’un et l’autre sens. A bord de l’ «Auguste»,, on rencontre, à côté d’un jeune homme de 16 ans, un enfant de 9 ans et un autre de 11 (c’étaient il est vrai des garçons sans père connu). Le recrutement est, comme pour le reste de l’équipage, très varié. On prenait de préférence les enfants des matelots et des officiers mariniers, et il arrive qu’on trouve sur un même bâtiment le père et le fils; c’est ce qui arrive pour le maître d’équipage Tourelle sur l’ «Astrée», revenu en 1727, le pilote Aignan de la Motte sur l’ «Hercule» en 1741, le contremaître Jean Delalande sur le « Triton », en 1732, mais ce dernier eut le chagrin de voir périr son fils, noyé le 7 mars 1734. Nombre de mousses sont de même extraction que les pilotins, ainsi Nicolas du Parc, fils de François, de Vannes, qui doit être parent de l’écrivain du même nom embarqué avec lui sur la «Parfaite», ce François Callen, fils d’un maître apothicaire d’Auray, sur le «Duc de Bourbon» en 1726, ce noble homme Julien Placide de Montelliel, ces quatre ou cinq mousses originaires du quartier du Port–Louis, embarqués sur l’«Argonaute» en 1722, qui tous savent signer couramment, marque d’une éducation distinguée à l’époque.

Salaires et port-permis.

Sur tous les bâtiments un peu importants, un petit détachement de soldats de la Compagnie (11 hommes généralement), était embarqué, pour favoriser la discipline, et pour protéger l’équipage dans les escales dangereuses. Ils sont payés 7 livres 10 sols (beaucoup plus que les soldats du roi, qui reçoivent 3 livres à la même époque).

Ils ne sont guère plus favorisés que les mousses; ceux-ci sont payés entre 5 et 3 livres entre 1727 et 1730, puis 6 livres après cette date. La solde des officiers mariniers change selon le tonnage du bâtiment et la destination ; elle connaît un minimum vers 1727 (40 livres pour la Chine, 33 livres pour la côte d’Afrique), remonte ensuite un peu (45 livres pour la Chine en 1741), double presque pendant les guerres, puis se retrouve à 45 livres en 1765; il faudra la guerre de l’indépendance des États-Unis pour la voir augmenter réellement: elle est de 60 à 70 livres, une fois celle-ci terminée. Les soldes des matelots ne sont pas en relation avec la destination; il est assez difficile de donner une moyenne, car l’éventail est important et la paie peut varier du simple au double selon la catégorie, mettons que la plus haute se fixe à 18 livres en 1727, 24 livres en 1741, double presque pendant les guerres. La paie des novices suit le même mouvement, à partir du moment où on les distingue des matelots, c’est à dire après 1740; en 1735, ils sont payés de 10 à 18 livres. J’ai cru m’apercevoir qu’il existait aussi une différence selon les quartiers’ et que par exemple, les Malouins et les gens du quartier du Port-Louis étaient plus favorisés que les autres, tandis que les Normands, les Bordelais, et même ceux d’Audierne, touchaient une paie inférieure, peut-être parce que dans les deux premiers cas, trouvant mieux chez eux, les marins dédaignaient les offres de la Compagnie.

A côté du salaire, le personnel naviguant de la Compagnie bénéficiait d’un avantage appréciable, du moins sur les vaisseaux envoyés en Asie, celui d’avoir, à proportion de son grade un «port-permis», c’est-à-dire la faculté de faire un commerce particulier. Le marin achetait outre mer pour une valeur déterminée de marchandises permises que la Compagnie vendait en France à son profit. En 1727, un enseigne, nommé Robineau, reconnaît devoir à un sieur Duguermeur une somme de 800 pagodes et 6 fanons (monnaie de l’Inde) avec laquelle il a payé un ballot de marchandises de Pondichéry que la Compagnie vendra, et sur le produit de la vente duquel il rendra la somme prêtée avec les deux tiers du profit. Seulement tous n’étaient pas aussi soucieux des bonnes règles, et pour mettre un peu d’ordre dans l’application de cette faveur, la Compagnie prit en main, en 1735, l’achat des pacotilles: «A l’arrivée du vaisseau au lieu de sa destination, il sera fait une revue de l’équipage pour être le total des avances à faire employé, tant aux Indes, qu’à la Chine ou aux Mascareignes, en marchandises convenables à la Compagnie. Ledit état de revue des gens de l’équipage, ensemble celui des avances faites en conséquence et employées en leur faveur sera envoyé à la Compagnie en France et il sera payé aux gens des équipages à leur retour et lors du paiement de la solde de leurs décomptes, suivant ce qui devra revenir à chacun à proportion de l’avance qui lui aura été faite, 60 % de bénéfice sur le capital du port-permis». Ce nouvel arrangement, concerté avec le ministre de la Marine, doit être lu et notifié aux gens de l’équipage avant le départ du bâtiment, et en outre sera transcrit au pied de l’affiche imprimée, qui doit, suivant l’article 1er. du titre XXX du dernier règlement de la marine de la Compagnie être mise et apposée au pied du grand mât.

Les efforts de la Compagnie n’empêchent pas les abus; elle se plaint en 1749 que souvent la plupart des membres des équipages n’en profitent pas, mais que les capitaines et les officiers se servent des noms des gens de mer pour débarquer et sauver leurs propres pacotilles; elle décide que le port-permis, qui avait été porté pendant la guerre à 140 livres pour chaque officier-marinier et 80 livres pour chaque matelot, sera réduit à la moitié, conformément à ce qui se passait avant la guerre, et que tout capitaine ou officier qui se serait servi du nom d’un membre de l’équipage pour faire débarquer sa pacotille sera tenu de payer le double de son port-permis au susdit et sera expulsé du service de la Compagnie. En 1759, la Compagnie ne se mêle plus d’acheter à la place de son personnel, mais elle indique quelle sorte de marchandises on pourra rapporter ainsi que la quantité et la valeur, à raison de 100 livres pour les officiers-mariniers et 50 livres pour les matelots.

Cette permission de commercer avait suscité dès le début de l’existence de la Compagnie un besoin de trafiquer qui s’était répandu dans toute la ville de Lorient, et, au lieu d’argent, les gens de l’équipage se voyaient confier une petite pacotille au départ: en 1724 la femme Godais en confie une d’une valeur de 24 livres à Louis Lefebvre en partance pour la Louisiane sur le « Saint-André »; en 1767, le matelot Guillaume Lesquer, embarqué sur la « Paix », reconnaît qu’il a reçu d’Angélique Nouel de La Villegris deux barils d’amandes, qui contiennent 48 livres les deux, pour les vendre ou troquer à Pondichéry en quelque chose pour son usage, et à mon retour, dit-il, «j’aurai la moitié du produit qu’il plaira à Dieu nous donner»; Antoine Touche, maître canonnier de l' »Outarde », accepte de diverses personnes, à vendre à moitié profit, des bouteilles de vin, deux barriques de bière, des fromages de Hollande, des chapeaux, des flacons de liqueur (12 douzaines), de la poudre à poudrer; le soldat Mathieu Papier, dit Sans Regret, a dans son coffre sur le « Saint-Jean-Baptiste » pour une centaine de roupies de marchandises que le sieur Bellier lui avait données à vendre.

Le choix des vêtements.

Le jour de la revue précédent le départ on payait les avances de soldes (ou le complément de celles qui avaient été déjà reçues dans les autres quartiers). Ces avances étaient variables suivant la destination, de 2 à 3 mois pour la Louisiane et le Sénégal, de 4 à 6 pour l’Océan Indien, puis elles finirent par être fixées uniformément à six mois. Elles étaient destinées à payer les dettes et à se composer un trousseau (ceci est explicitement indiqué sur une pièce de 1726 lors de l’engagement de matelots italiens au Portugal par le Duc de Chartres). Pour les dettes, le but n’était pas toujours atteint si on en juge par les billets que les matelots laissaient après eux; quant aux hardes, il fallait veiller à ce qu’ils se les procurent avant qu’ils n’aient complètement dissipé leur argent; on n’acceptait d’ailleurs pas de matelots sans hardes et c’est ainsi que dix matelots envoyés du Port-Louis à Paimboeuf pour le « Jason », se voient refuser par l’officier des classes du lieu la permission d’embarquer, pour ce motif. Il en est d’autres qui ne se donnent pas grande peine pour renouveler leur garde robe: Jean Goudal, qui avait manqué le départ de son bâtiment le « Choiseul » en 1769, et dont on inventorie les effets, ne possédait que six chemises usées, trois vieilles paires de bas, quelques vieilles culottes et le reste à l’avenant, de neuf il n’avait qu’un gilet et trois paires de souliers, pourtant il n’était pas pauvre puisqu’il emportait 306 livres en écus de 6 livres ainsi que des petites douceurs comme un pot de beurre et une potiche de sucre. Le trousseau du jeune Jacques Logonnet, mousse âgé de 12 ans, disparu au moment de l’appareillage du « Duc de Béthane » de la rade de Groix (noyé ?) est mieux composé: il n’avait que quatre vieilles chemises sur treize, il possédait quatre caleçons, deux gilets, deux culottes, trois vestes, un habit, trois paires de chaussettes, deux paires de bas, cinq paires de souliers et une vieille perruque … à l’âge de 12 ans ! L’enfant avait aussi un écritoire, trois livres de prières, un livre de cantiques, différents petits objets usuels comme couteau, etc., ainsi que dix-huit pommes, trois douzaines de châtaignes, un petit pot de beurre, un de sucre et un de thé. En contraste Louis Lecoche, de Paris, mort sur le Montmartel en 1768, s’il avait de nombreux habits, vestes, culottes, dont une veste de soie unie à fleurs d’or et une culotte de camelot bleu avec des jarretières d’or, ne possédait pas une chemise, pas un caleçon, pas un mouchoir! La Compagnie avait pris l’habitude, au début de mettre sur ses navires quelques ballots de vêtements pour procurer des rechanges à ses hommes quand ils étaient par trop démunis, c’est ainsi que la Thétis avait des souliers – en barils – pour son équipage pendant son voyage de 1721, et puis l’usage s’était perdu sans doute, puisque le secrétaire d’état de la Marine l’invite en 1733 à faire embarquer des hardes sur ses bâtiments pour les distribuer pendant le voyage, car le défaut de vêtements, dit-il, contribue beaucoup à faire périr les matelots. On accéda au désir ainsi exprimé, et il n’est pas rare de trouver par la suite des documents sur les distributions de vêtements; les hommes purent ainsi se procurer sur le « Prince de Conty », armé en 1754 des chemises à 2 livres 8 sols, des vareuses à 1 1ivre 8 sols et des culottes.

Les effets personnels étaient généralement enfermés dans un coffre fermant à clef, quelquefois commun aux deux matelots amatelotés; il était quelquefois difficile de caser ces coffres, surtout dans les expéditions de Chine, comme l’observe Bouvet en revenant de sa campagne sur le Villevault en 1766.

Les provisions à bord.

Il faut aussi parler, avant le départ, des vivres embarqués pour l’équipage (le capitaine avait ses provisions personnelles sur lesquelles il nourrissait les officiers et les passagers à la table).

Voici en quoi consistaient les victuailles de la « Légère », petit bâtiment de 130 tonneaux, portant 131 hommes, expédié en Asie en 1731: farine, biscuits, lard salé, bœuf salé (d’Irlande), morue sèche, fromage, lard en têtes et en pieds, pois fèves, fayots, riz, huile, vinaigre et autres condiments; pour les malades, 30 poules, 6 moutons, 53 livres de prunes, 6 livres de sucre, 13 de beurre. Pendant le mois de février 1731, on fournit par jour environ une livre de biscuit à chaque homme, à peu près 300 grammes de beurre salé pour le dîner, un peu plus de 100 grammes de morue les jours maigres, environ 130 grammes de fèves pour la soupe, plus huile et vinaigre pour assaisonner le tout; en plus, pour le déjeuner, on servait du lard les jours gras, du fromage les jours maigres aux officiers-mariniers. Pour boisson, le bateau avait approvisionné 7 barriques de vin de Bordeaux et 27 d’un autre cru, plus 101 pintes d’eau de vie, et dans les 31 jours que compte le mois de mars, il fut délivré aux officiers mariniers et matelots 98 pots, une pinte et une chopine, soit approximativement 296 litres, ce qui fait, en comptant que les officiers-mariniers avaient double ration, 25 cl. d’eau de vie par jour, mousses compris.

L’appareillage.

Le délai entre le moment où l’avance était payée et le départ est variable; il dépend de l’état d’avancement du chargement, mais aussi du vent. Il était impossible de déboucher de l’estuaire du Blavet par vent d’ouest ou de suroît, et combien de lettres du ministre dans lesquelles celui-ci exprimait son impatience d’apprendre que le temps avait changé et que les bateaux avaient enfin appareillé. Ce délai n’était pas toujours mis à profit avec sagesse par les matelots; certains disparaissaient si l’attente était trop longue, et il fallait mettre en action la maréchaussée (en 1747 Maurepas demande même qu’on les empêche de sortir du bord pour éviter la désertion) qui ne les retrouvait pas toujours, d’autres tombaient malades et il fallait les remplacer avec l’accord de l’officier des classes qui signalait ces changements sur le rôle.

Enfin le vent souffle de la bonne direction et le navire se rend en rade de Groix; il reçoit parfois au dernier moment des hommes qu’on n’attendait plus, comme ceux qui, en 1741, empruntèrent sans permission son canot de pêche à François Loget et l’abandonnèrent sans façon dans les couraux une fois rejoint leur bord, ce dont le pauvre homme tout marri vint se plaindre au directeur pour la Compagnie, en lui demandant de le rembourser de sa perte, et c’est le départ définitif, à moins que la tempête ne le force à rentrer derechef, non sans avoir subi quelques dommages, comme cela arrive assez souvent.

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