La vie quotidienne à bord

Une fois l’ancre levée, on fait l’appel. Il manque souvent quelques matelots, soit involontairement et on retrouve alors ses affaires à bord, soit par désertion. On en dresse procès-verbal.

Les clandestins

On découvre aussi parfois des passagers clandestins. Ceux-ci doivent se faire inscrire sur le rôle d’équipage pour ne pas être obligés de mendier. Leur nombre, faible au début, s’amplifie à partir de 1742, où chaque bâtiment envoyé en Asie emporte une dizaine d’enfants trouvés et il prend une proportion extraordinaire après la guerre de Sept-Ans, jusqu’à 34 sur le Triton, parti en 1772. Beaucoup de ces clandestins étaient des matelots sans embarquement et, à peine débarqués où on les déposait, ils prenaient immédiatement du service sur un autre navire.

Les bateaux ne reviennent pas toujours. Mauvais état ne permettant pas le retour, prise par les Anglais, les forbans ou les pirates, naufrages, les risques étaient multiples. Les naufrages ne représentent que 5 % environ. Là-dessus seuls 4 navires furent perdus corps et biens. Des autres, il réchappa toujours quelques hommes.

La mortalité

Le risque de périr de noyade n’est pas le plus élevé pour un matelot de la Compagnie. Celui de mourir de maladie est au contraire des plus sérieux. Le mauvais équilibre alimentaire et la longue durée des traversées en sont les principales origines. Le temps passé à bord est très variable. Il y a des cas comme le Triton, parti le 17 décembre 1732 et revenu le 22 juillet 1735. Il n’est pourtant mort que 16 hommes sur les 135 au départ de Lorient pendant cette longue traversée. Cela ne fait que 1/8 et c’est un ratio relativement normal.

  • Sur 190 hommes de l’Argonaute,  55 sont morts en 2 ans
  • 91 sur le Duc de Chartres pour 225 hommes durant la campagne de 1733-1735
  • 80 sur la Baleine pour 182 hommes de mai 1741 à juin 1742
  • 84 sur le « Héron » pour 171 hommes, également en 1741-1742.

En 1742, le ministre reçoit un mémoire de l’île de France qui prétend que la plupart des matelots qui périssent dans les vaisseaux de la Compagnie le font par défaut de nourriture. Le capitaine, le second et l’écrivain, ayant des intérêts sur la fourniture des vivres de l’équipage, leur en retranchent le plus possible et s’emparent même des « rafraîchissements » (produits frais) destinés aux malades. Le capitaine du Héron est mis en cause dans la mort de 84 hommes sur 171, en proportion bien plus grande chez les matelots que chez les officiers mariniers. Le ministre prescrit une enquête secrète, quand les hommes viendront chercher leur passeport.

De fait, on peut craindre dans ces cas-là un état major férocement égoïste, mais ce n’est pas toujours le cas. L’émouvant procès-verbal du Chauvelin éclaire sur les fréquentes conditions de navigation des bâtiments de la Compagnie :

« Aujourd’hui neuf juillet 1735, nous, capitaine et officiers majors de la Compagnie des Indes sur le vaisseau le Chauvelin, étant en mer par les 14 degrés 33 minutes latitude nord et de longitude 346 degrés 7 minutes, sur les représentations et les plaintes réitérés des officiers mariniers et de l’équipage que dans la triste conjoncture où l’on se trouvait de la quantité de 111 malades scorbutiques et autres maladies dont le nombre en augmentait tous les jours, et de pis en pis, le capitaine même ayant les jambes toutes tachées de scorbut avec des inflammations, 3 officiers majors presque à l’extrémité, à savoir les sieurs de Vaubercy, Guéret, tous 2 lieutenants, et l’aumônier, les autres de l’état-major exténués, et notamment qu’il n’y a plus de médicaments dans le vaisseau; que par surcroît d’affliction les rafraîchissements du capitaine, dont une partie aurait été perdue à travers le cap de Bonne-Espérance par le mauvais temps, se trouvent actuellement consommés, et qu’enfin le biscuit de la dernière soute est presque tout pourri. A ces causes, nous susdits officiers majors, nous serions assemblés, et interpellés les officiers mariniers et équipages, après avoir murement considéré tous ensemble l’incertitude des temps à se rendre en France, les dangers évidents des sujets du Roi, et la perdition du vaisseau, nous aurions tous unanimement délibéré qu’il fallait faire route pour la Martinique, étant la terre la plus proche où l’on pouvait s’y rétablir et mettre le vaisseau en état de continuer le voyage de France. En foi de quoi nous avons signé à bord du vaisseau le Chauvelin lesdits jours et ans que dessus« .
Suivent les paraphes de tous ceux qui peuvent signer, y compris les officiers susdits (Huot de Vaubercy mourut trois jours après).

La longueur de la navigation sans escale est la première cause du scorbut, d’autant que les rafraîchissements embarqués sous forme de poules et de moutons subissent des pertes dans les coups de vent.

Pourtant le scorbut n’est pas la seule maladie à décimer les équipages. On trouve souvent le flux de sang (dysenterie), et la fièvre maligne. La traite des esclaves est souvent meurtrière pour ceux qui la pratiquent : 26 morts sur 61 hommes sur le Pondichéry en 1727 ; 38 sur la Renommée. L’Espérance a la malchance de tomber sur une épidémie et, partie pour le Sénégal avec 18 hommes, elle en a perdu 10 dont le capitaine et son second quand elle est désarmée en Martinique.

Certains voyages se passent cependant sans perte. Il s’agit en général de navires portant assez peu d’hommes et dont la destination est le Sénégal ou l’Île de France. Pour les autres, beaucoup n’en perdent pas plus de 2 ou 3. On peut dire qu’un matelot au départ de France a de 8 à 10% de risque de mourir en route.

La mort

En général, le mourant fait appeler auprès de lui le prêtre quand il y en a un, l’écrivain, un officier et autres témoins, et il dicte ses dernières volontés. Généralement, il recommande son âme à Dieu, déclare ses dettes, dispose de ses biens, donne souvent ses hardes à son matelot en reconnaissance de ses soins, et fait des fondations pieuses.

Voici 3 exemples qui illustrent les différences entre les tempéraments et les provinces.

  1. Vincent Le Fur, fils de Vincent Le Fur, de Brest, et de Françoise Gicquel, de Plœmeur, demande dans son testament (sur l’Atalante le 26 mars 1732) à sa sœur Isabelle, « si elle est en commodité« , de faire pour lui le voyage du bienheureux Saint Mathurin et de faire dire une messe; il la prie de faire le voyage qu’il avait promis de faire à Sainte Anne, « si elle est en commodité de le faire », et de faire dire une messe à Notre-Dame de Larmor, et une à Notre-Dame du Bon Secours (à Kérentrech) et à Notre-Dame des Vœux (Hennebont); il se recommande à ses prières et termine en demandant pardon à toute sa famille.
  2. François Mauduit, embarqué sur l’Africain à la Martinique en 1724, déclare qu’il meurt en bon chrétien, mais très préoccupé de sa famille à Honfleur, une femme et deux enfants, il veut qu’on lui remette les sommes qu’il a mises en dépôt dans les mains du maître Jean Thomas, ainsi que les montants de ses salaires. Il le prie de prendre là-dessus une commission telle qu’il la jugera à propos; quant à son coffre, il le donne, sans qu’on en fasse l’inventaire, à Jean Boulais, matelot, à cause des services qu’il lui rend.
  3. Enfin, le 2nd boulanger du Prince de Conty déclare en mourant, en 1735, qu’il ne s’appelle pas Philibert Chatel, mais Didier Cadou, de Roanne. Il détaille ses dettes, nommant les personnes auxquelles il doit 15 livres, qu’il demande de distribuer en aumônes. Il donne 40 livres aux pauvres et à l’intention de diverses personnes auxquelles il peut avoir fait du tort. Il ajoute 200 livres, qu’il donne aux pauvres pour faire prier Dieu pour lui. Enfin, il donne au 1er boulanger, son matelot, 2 pièces de mouchoirs et le peu de hardes qu’il possède.

Tous professent le respect des morts. Les vivants viennent déclarer leurs dettes envers le mort alors que personne n’en aurait rien su sinon. Ce ne sont pourtant pas que des saints. On en a vu qui gaspillent leurs avances et dont les mœurs les conduisent parfois à la maladie et à la mort.

Aussitôt les obsèques terminées, on recherche les biens du défunt, généralement contenus dans son coffre, on en fait l’inventaire et on procède à la vente. Celle-ci est faite à crédit et le procès-verbal de l’opération indique le nom des acheteurs, l’objet et le prix de leurs achats ainsi que le total de l’opération. La monnaie, les objets précieux et les papiers sont mis de côté pour être remis aux héritiers. Quand on est près d’une relâche, on se contente fréquemment de faire l’inventaire et de laisser le soin de faire la vente aux autorités du lieu, ce qui peut donner lieu à des prélèvement de taxes.

Ces inventaires apportent de nombreuses indications sur la richesse relative et le caractère de chacun des défunts. Notons l’insouciance d’un matelot de la Junon, Jean Péron, qui, avant sa maladie, a vendu ou perdu ses hardes et son hamac, à l’exception d’une mauvaise chemise (1724). Bien souvent il est noté au procès verbal que le défunt n’avait de hardes que ce qu’il portait sur lui, lesquelles, étant toutes pourries sont jetées à la mer avec lui.

Quand la pacotille que le défunt s’est procurée dans les comptoirs est trop importante, elle n’est pas vendue immédiatement. Ainsi, celle du 2nd charpentier du Duc de Penthièvre au retour de Chine en 1772 : 3 coffres et 11 caisses d’étoffes, de porcelaines, etc.

Les ventes faites à l’Île de France entre 1765 et 1768, dont on trouve un état daté de janvier 1769, témoignent d’une extrême diversité dans la valeur des hardes et des pacotilles.

  • Un premier état se rapportant aux matelots et officiers mariniers de la Paix, de l’Outarde, du Laverdy, et de quelques autres donne pour les matelots une moyenne extrêmement modeste de 28 livres, ce qui prouve qu’ils n’ont guère fait de pacotille. Celle des officiers mariniers, toujours beaucoup plus riches en effets personnels, est de 126 livres.
  • Un autre état se rapportant à des hommes des mêmes bâtiments et concernant les pacotilles, modifie singulièrement ces moyennes, non pas tant pour les matelots, dont un seul laisse un héritage important (335 livres), que pour les officiers mariniers. Les ventes de leurs effets et pacotilles se montent jusqu’à 2.000 et 3.000 livres, sans compter la somme effarante de 20.280 livres que produit la vente des biens laissés par le maître d’hôtel du Laverdy, mort le 26 avril 1768.

On peut noter l’écart entre ces chiffres et le montant des port-permis accordés aux officiers mariniers (70 livres). Étonnamment, il n’est pas question de confiscation et les sommes en question ont bien été versées aux héritiers. La négligence que la Compagnie paraît avoir montré dans la répression de ces fraudes a fini par rendre ce commerce normal aux yeux de tous.

La médecine

Les décès n’avaient pas toujours lieu en mer. La Compagnie des Indes avait des hôpitaux dans chacun de ses comptoirs et on en créait de provisoires dans les autres relâches en cas de besoin, soit en faisant un enclos avec palissade, soit plus simplement sous la tente. Les chirurgiens disposaient de produits dont certains évoquent plutôt la sorcellerie et d’autres qui ont encore cours actuellement (quinquina par exemple). Mais une nourriture plus fraîche, un air moins vicié et un véritable repos à terre étaient probablement tout aussi efficace.

Les désertions

Au cours de son voyage, l’effectif du navire diminue donc peu à peu du fait des morts plus ou moins nombreuses ainsi que des débarquements éventuels de malades. Des cas de désertion peuvent augmenter cette perte.

Les causes de désertion sont variées.

  • La peur après un combat trop violent
  • la survenue d’une épidémie
  • la fuite à cause d’un capitaine trop dur
  • Attrait de richesses ou de douceurs

Il manque souvent quelques membres d’équipage au départ des escales, mais les déserteurs trouvent rarement la vie facile qu’ils espéraient. Ils se rembarquent alors sur un autre bâtiment de la Compagnie (théoriquement leur solde doit être diminuée de 1/4), ou bien ils passent sur des navires étrangers.

En 1758, le roi offre une amnistie pour éviter que les déserteurs ne se trouvent dans la nécessité de servir sur des bâtiments ennemis. Cependant, le phénomène se retrouve également chez nos voisins et il n’est pas rare qu’un navire de la Compagnie embarque des déserteurs étrangers en remplacement des sien. Ces individus ne sont cependant pas fiables et désertent souvent de nouveau à la 1ère occasion. Quand, lors d’une escale, on ne trouve pas de matelots pour compléter l’équipage, il arrive qu’on fasse appel aux indigènes. C’est ainsi que le Comte de Provence prend 45 malgaches en 1757 et que le Beaumont embarque à l’Île de France des esclaves de la Compagnie pour le voyage de Chine. On embarque ainsi des Lascars, Malabars chrétiens ou « noirs portugais » comme c’est écrit dans les rôles, pour aller généralement d’un comptoir à l’autre, mais Il arrive que la pénurie de personnel force à s’en servir jusqu’en France. Ainsi en 1754, le Condé et le Neptune doivent ramener en Inde les lascars que la Reine et le Machault avaient débarqué précédemment à Lorient. Il faut noter qu’il n’y a aucune différence de solde ou de traitement entre les Lascars et les autres matelots.

Si on ajoute à cela les clandestins qui surgissent au départ des escales et dont certains sont incorporés à l’équipage, on se rend compte à quel point l’équipage peut changer de physionomie en cours de route.

Les captures et les naufrages

La vie du matelot présente toujours une bonne part d’imprévu. Parfois juste au retour, quand on se trouve sans le savoir en état de guerre avec l’Angleterre. La Compagnie s’efforce de prévenir ses vaisseaux comme en 1744 en envoyant 1’Expédition à l’île de l’Ascension rencontrer les navires revenant de l’Inde, mais elle ne réussit pas toujours. Ainsi, le Pondichéry, revenant de l’Inde, est pris le 21 décembre 1756 à 15 lieues d’Ouessant. Un des hommes de l’équipage capturé, emmené en Irlande, se sauve, gagne Londres, réussit à s’y faire engager comme Portugais sur le Prince Georges, enleve le canot avec un nommé Jean Mustel et débarque à Calais. D’autres n’ont pas cette audace ou cette chance et restent en Angleterre et y meurent souvent.

D’ordinaire, en cas de blocus anglais, on se réfugie dans un port neutre, souvent à La Corogne, et les hommes rentrent par la terre ou sur de petits bateaux.

Les naufrages en arrivant sur les côtes françaises étaient peu fréquents. La Valeur trouve pourtant le moyen de naufrager à l’arrivée, sur l’île Saint-Michel en 1751 au retour du Sénégal. Peu de temps après, l’Espérance, échoue aux Glénans. En 1733, On commence le balisage de certains chenaux, mais le relevé hydrographique de la côte ne démarre qu’en 1768.

Si les aventures du bâtiment sont terminées une fois arrivé au port, les tracas du matelot ne cessent pas pour autant.

Il arrive souvent affaibli par la longue traversée et fréquemment malade. Aucun véritable hôpital n’est en mesure d’accueillir les matelots malades à L’Orient. Sur les injonction du ministre Maurepas en 1737, il est décidé d’en ouvrir un, mais le résultat n’est toujours pas probant en 1757 et c’est en 1760 que la ville propose d’en construire un véritable sur un terrain que la Compagnie lui donne. un terrain, En 1765, la Compagnie ferme enfin son hôpital, la ville mettant à sa disposition 200 lits.

L’argent

Pour le matelot valide à l’arrivée, le 1er souci est de se faire régler. Pendant longtemps, les hommes sont maintenus à bord jusqu’au calcul du décompte de leur solde. A partir de 1734, les équipages sont entièrement débarqués dès le jour d’arrivée au port. Quelques jours plus tard, l’officier des classes vient passer la revue de désarmement.

Pourvu de son passeport, le matelot reçoit ses frais de conduite et 2 mois d’acomptes, mais le règlement total de son dû demande un certain temps. Il y a beaucoup de choses à vérifier et la Compagnie ne dispose pas toujours instantanément de l’argent, notamment après l’affaire de Law. Plusieurs exemples illustrent des paiements étalés sur plusieurs années.

Au cours d’une campagne, il n’est pas rare que des matelots empruntent à des officiers ou à des collègues plus fortunés. La reconnaissance de dette, signée avec témoins, était ensuite remise lors du décompte et intégrée dans les calculs. Cette pratique était cependant encadrée et limitée à certains besoins essentiels.

La situation difficile des familles

Pendant l’absence des hommes, Le bureau des armements assure le versement aux familles de 2 mois de solde par an, à valoir sur la somme due au retour. En 1737, Maurepas réglemente cet usage en décidant qu’on paierait aux matelots chaque année 4 mois d’avances, 4 mois en 2 fois à leurs familles, et 4 mois à leur retour. Les créanciers ne peuvent prétendre à cet avantage. Pour toucher cette délégation il faut prouver qu’on y a droit, d’où les innombrables certificats de baptême, mariage et consanguinité fournis par les recteurs dont on se plaint qu’ils touchent des droits pour les établir.

Cependant, une délégation de solde de 60 livres par an au maximum ne peut faire vivre longtemps une famille. De plus, il faut produire de nombreux actes de procédure pour entrer en possession de sommes parfois minimes.. Quelques femmes travaillent, mais dans une agglomération où tout le monde vit de la pauvre solde du mari, il n’y a pas grands débouchés. Ces femmes font alors des dettes et empruntent parfois au-delà  de leur capacité de remboursement. Il arrive aussi que le mari étant mort durant la campagne, le reliquat de solde ne comble pas la dette.

Le manque d’argent oblige les matelots à se rembarquer au plus vite et certains partent même sans avoir été réglés entièrement de leur dernière campagne sur laquelle ils n’ont reçu qu’un acompte. De campagne en campagne, quand ils ont la chance d’être en bonne santé et qu’ils sont sérieux, leur sort s’améliore alors.

Les gens de mer au service de la Compagnie ont une vie dure et mouvementée, ils en meurent beaucoup,  leur famille vivent le plus souvent dans la gêne, mais ils ne sont pas rejetés pour autant par la société. Leurs origines sont variées, leurs relations fréquentes avec des gens de tous calibres et, s’ils sont entendus, ils peuvent s’élever dans l’échelle sociale. Contrevenir aux défenses de la Compagnie ne leur parait pas bien grave mais ils possèdent généralement un fond de religion qui les empêche d’aller trop loin.

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