LACROIX (Jean-Bernard) : Les Français au Sénégal au temps de la Compagnie des Indes de 1719 à 1758. — Vincennes, Service historique de la Marine, 1986. — 24 cm, IV-314 p.
L’ouvrage se compose de deux parties : une liste d’environ 2 600 notices plus ou moins brèves, sur des personnages dont le passage ou la résidence au Sénégal sont attestés, forme les 162 dernières pages; des considérations sur les différents personnels dont le nom est relevé en forment les 150 premières. Cette longue liste n’étant d’ailleurs pas exhaustive, à la fois en raison de lacunes dans les sources et dans la détermination de la présence effective des personnes.
Cela est vrai pour les soldats quand on ne connaît que la date du retour et pour les matelots dont certains se sont engagés pour servir ailleurs qu’au Sénégal, d’autres provenant de bateaux de passage sans pour cela être destinés au Sénégal.
Mais le grand intérêt du livre de M. Lacroix réside dans les remarques sur la condition des différentes personnes. Les marins, les plus nombreux, sont Bretons du Morbihan. Mais il y en a aussi de Dunkerque, de Rouen, de Cherbourg, de La Rochelle. Paris fournit aussi des commis et des ouvriers; comme aussi le centre-est (Bourgogne, Franche-Comté, Dauphiné). Enfin, le littoral méditerranéen est concerné, bien qu’à une échelle moindre. Ce personnel est jeune, exclusivement masculin sauf une voilière et une servante. La plupart des matelots a moins de trente ans. Les contrats d’engagement sont ordinairement de trois ans et, dans certains cas, renouvelables au Sénégal. Sur un échantillon de 120 ouvriers spécialisés, 76 (66%) ont moins de trente ans, 28 (25%) entre trente et quarante ans d’âge, 12 (10%) entre quarante et cinquante ans, 4 dépassent cet âge. Mais en général pas de jeune de moins de dix-neuf ans, sauf quelques cas d’apprentis embauchés avec leur père. C’est une population formée en très grande partie de célibataires qui s’installe dans la concession. D’où le grand nombre de mulâtres que l’on y compte. Ces métis sont pris par la Compagnie qui apprécie leur connaissance du pays. Certains rentrèrent en France et il n’y a pas d’exemple qu’ils y aient été inquiétés.
Ce n’est qu’à partir de 1740 que la Compagnie accorda le passage sur ses navires aux épouses françaises qui le désiraient. Quant à celles restées en France, elles avaient droit, le plus souvent, à une délégation de solde variant entre la moitié et le tiers des émoluments de leur mari. Les décès fréquents et les ventes à l’encan qui s’ensuivaient permettaient aux employés de se ravitailler sur place. A ce sujet, les inventaires après décès, retrouvés en grand nombre, l’attestent.
La mortalité, nous dit encore l’auteur, est un phénomène prédominant dans la vie des au Sénégal dans la première moitié du XVIIIe siècle. Cette mortalité est un élément pour la compréhension de l’implantation européenne au Sénégal. L’oublier, c’est ignorer la raison majeure de son échec à l’intérieur des terres. Et M. Lacroix donne à ce sujet des chiffres impressionnants sur les décès en Galam et pendant le voyage sur le fleuve durant la saison de l’hivernage. L’année la plus dure a été l’année 1746 avec 94 décès, soit entre le tiers et le quart de la population française présente. Mis à part le coût élevé de la gestion de la Compagnie, la mortalité a été un facteur déterminant car elle a empêché de nombreuses réalisations. Le coût humain a été considérable. Les 1 200 décès relevés entre 1726 et 1754 représentent 45% de la population, sans compter les décès causés par les maladies contractées et qui se sont produits au retour en France. M. Lacroix pense que pour certains ce fut le purgatoire, mais « que pour presque tous ce fut l’enfer, une vie plus dure encore parce que bien proche des conditions de vie précaire des Africains ».
Au milieu de ces Français il y avait quelques sujets d’origine étrangère, comme certains aumôniers irlandais ou certains marins de diverses nationalités, comme des mineurs d’origine germanique. Ils partageaient le genre de vie et de condition de recrutement des Français. Sans compter de nombreux métis, rattachés au milieu français par leur double origine, qui connaissaient bien le milieu africain, en parlaient la langue et surtout n’exigeaient pas des gages aussi élevés que les Français.
Dans la centaine de pages qui suit, l’auteur reprend en détail chaque catégorie de personnel, insiste surtout sur le haut personnel, commis chargés de la gestion des comptoirs de Galam, Gorée, Albréda, Bissau, Arguin et Portendick, Podor, les chirurgiens et les aumôniers. Viennent ensuite les marins; d’abord les matelots, les maîtres de barques ou de bateaux de barre, les pilotes, les capitaines de bateaux, les capitaines et maîtres de port; ensuite les ouvriers, ouvriers de marine (charpentiers, calfats, voiliers et autres ouvriers de marine), les ouvriers de la construction (maçons, tailleurs de pierre, chauviers et faiseurs de chaux, briquetiers, couvreurs, scieurs de long, charpentiers de maison, menuisiers et tonneliers). A quoi il faut ajouter un certain nombre de petits métiers comme cuisiniers, maîtres d’hôtel, boulangers, jardiniers, d’habit, avec un certain nombre de marginaux embarqués clandestinement à Lorient sur les vaisseaux de la Compagnie. Beaucoup de ces clandestins étaient refoulés à leur arrivée au Sénégal, mais quelques-uns restaient, engagés par la Compagnie, tandis que d’autres s’installaient à leur compte dans la concession.
M. Lacroix s’étend ensuite assez longuement sur les métiers suscités par l’attrait de l’or du Bambouk. Successivement, à partir de la fin du XVIIe siècle, sous les directions successives de Briie qui veut joindre Tombouctou, de Levens, Dubellay, Pelays et surtout David, des ouvriers qualifiés, formés aux travaux de la mine, sont chargés de la construction des fours, de la réduction et de la fusion du minerai. Ici encore, c’est la grande mortalité qui frappe tous ces pionniers. L’expérience des mines d’or du Bambouk aura coûté très cher en vies humaines dans ces régions inhospitalières.
L’auteur en termine avec les ouvriers du fer, armuriers et serruriers. Jusqu’en 1728, les deux métiers se confondent. Les premiers serruriers-armuriers apparaissent en Galam à partir de 1728, où certains sont recrutés par la manufacture d’armes de Saint-Étienne. En conclusion, l’auteur estime que, jusqu’en 1730, entre le genre de vie des ouvriers et celui de certains Africains, il n’y a que peu de différences. Mais, à partir de cette date, les Français deviennent plus nombreux, les tâches se différencient davantage; certains arrivent à réaliser des économies au prix de dures conditions dans l’espoir d’améliorer leur situation à leur retour en France.
Après cette longue digression sur le milieu ouvrier, restait à l’auteur à nous parler des militaires Le principal souci de la Compagnie étant l’utilisation d’ouvrages fortifiés pour la défense de la concession, on comprend qu’il nous entretienne de la situation des canonniers. Il y eut, à cause des variations de la tension au Sénégal, des différences d’effectifs, selon les époques, ainsi que des différences catégorielles comme la création de maîtres-canonniers, de canonniers- bombardiers, même d’aides-canonniers, sortes de matelots spécialisés dans l’emploi du canon.
Les Français qui avaient la situation la plus misérable étaient, sans conteste, les soldats : leur salaire est demeuré immuable, 96 livres par an, de 1720 à 1758. Même les matelots reçoivent deux et trois fois plus. L’effectif des garnisons est très faible et la mortalité très grande. Le recensement de 1736 laisse apparaître la présence de 74 à 75 soldats dans la contre 200 marins, 45 commis; 40% des décès sont le fait de soldats qui ne représentent que 20% du personnel; ils sont deux fois plus touchés par la mort sans aucune raison militaire. Lorsqu’ils parvenaient au grade de caporal, les soldats voyaient leur solde portée à 135 livres. Un peu plus d’aisance pour les sergents qui arrivaient à 198 livres, mais leur situation restait assez médiocre. De plus, ils étaient ordinairement peu nombreux.
En dehors des officiers de marine qui, à trois reprises, participèrent aux attaques d’Arguin et de Portendick, les officiers des troupes de terre sont en nombre fort restreint, ce qui a permis à M. Lacroix de les suivre dans leur activité individuelle jusqu’à la prise de Saint-Louis et de Gorée par les Anglais.
Le vieil auteur des Établissements français au Sénégal entre 1713 et 1763 et commentateur du Journal en Bambouk de David a eu le très grand plaisir de retrouver bien vivants parmi les nombreux autres compatriotes relevés par M. Lacroix cette petite foule de Français dont il a lui- même révélé la présence à la concession.
Que M. Lacroix soit, ici, vivement remercié pour ce travail vivant que nous offre aujourd’hui le Service historique de la Marine, que nous félicitons de s’engager dans cette voie; mais pourquoi M. Lacroix n’a-t-il pas puisé, à son tour, dans la correspondance ancienne de la Concession (Colonies C6) ?
André DELCOURT