Lorient et les Compagnies des Indes, 1666-1794

Un commerce stratégique sous la tutelle de l’État

Héritiers de la route de la soie, les échanges entre l’Europe et l’Asie prennent avec les grandes découvertes un caractère essentiellement maritime. Au XVIe siècle, les Portugais inaugurent la route directe par le Cap de Bonne Espérance. Au XVIIe, les Hollandais les supplantent, concurrencés par les Anglais, puis par les Français qui partent bons derniers dans ce secteur économique.

On s’intéresse aux épices, mais surtout aux étoffes : indiennes, mousselines, toiles de coton blanches et colorées. Le salpêtre, les bois tinctoriaux, le café de Moka puis de Bourbon, le thé de Chine, prennent de l’importance au XVIIIe siècle, de même que la porcelaine, encore que celle-ci reste une marchandise secondaire.

En échange, on exporte surtout des métaux précieux, en premier lieu l’argent des mines de l’Amérique espagnole.

La réussite de ce commerce suppose un solide capital, la maîtrise de la navigation, de bonnes capacités militaires et une parfaite insertion dans les réseaux du grand commerce international pour réussir au mieux ventes et achats. Ce n’est permis qu’à des groupes d’intérêts puissants, négociants, banquiers ou financiers, et les enjeux sont d’une grande importance en politique intérieure et internationale.

Dès lors, l’État intervient systématiquement pour fixer les règles du jeu économique en attribuant un monopole commercial entre les groupes concurrents, en permettant ou non des importations de textiles perçues comme des menaces pour la production nationale, ou en intervenant militairement lors des conflits suscités par la rivalité avec les autres pays européens.

La déclaration du roi portant établissement d’une Compagnie pour le commerce des Indes orientales donnée à Vincennes au mois d’août 1664 inaugure pour la Bretagne-Sud 128 ans d’échanges ininterrompus avec l’Asie. Dans la spécialisation portuaire mercantiliste alors orchestrée par les pouvoirs publics, la rade de Port-Louis, une des rares du royaume à pouvoir abriter aisément de gros vaisseaux, se voit offrir une place de choix : jusqu’en 1794, en cinq phases successives, elle accueille les activités de trois Compagnies des Indes qui fonctionnent toutes, à des degrés divers et sans l’avoir forcément recherché, sous la tutelle de l’État.

La Compagnie des Indes orientales

La première, la Compagnie des Indes Orientales, est une création directe de Colbert avec les fonds des financiers de la Cour. Compagnie d’État, elle est avant tout soumise aux exigences de la politique de puissance maritime de Louis XIV. Lancés sur les océans à grand renfort d’injonctions royales, ses vaisseaux n’échappent ni aux erreurs stratégiques (implantation à Fort-Dauphin de Madagascar de 1665 à 1674), ni aux conflits quasi incessants qui de 1672 à 1713 l’empêchent de s’imposer commercialement.

Le scorbut qui décime les équipages, les naufrages qui anéantissent plusieurs années d’investissements (ainsi le Soleil d’Orient, vaisseau éponyme de la cité, qui disparaît corps et biens en 1681), les prises opérées par les corsaires ennemis, font plus souvent l’ordinaire des directeurs que les ventes tenues à Rouen puis à Nantes à partir de 1689.

Quant aux rapports d’argent, ils ne sont qu’une course éperdue, d’avance ruineuse, entre capital insuffisant, impalpable ou gaspillé, appels de fonds sans échos, emprunts somptuaires à la grosse aventure, retours aléatoires, modestes ou inopportuns, déconvenues des ventes et surestimation des actifs.

Les errances belliqueuses des escadres du roi dans les mers des Indes, de mouillages improbables en comptoirs corsetés par les avanies des autorités locales et les vaisseaux de rivaux européens, Hollandais ou Anglais, mieux implantés ou plus efficients, finissent en déconfitures sans lendemains commerciaux ni stratégiques à Trinquemalé en 1672, à Saint-Thomé en 1674, au Siam en 1688, voire à Pondichéry en septembre 1693.

De ce noir tableau émergent pourtant progressivement des lignes de développement, tissées patiemment pendant cinquante ans en dépit du manque de fonds, de la disproportion des moyens par rapport aux objectifs, de la mésentente classique des chefs, par des figures comme François Caron et surtout François Martin.

Implantés à Surate en 1668, à Pondichéry en 1673 et à Chandernagor en 1688, ils expérimentent à leur tour les deux ressorts du développement de la présence européenne aux Indes : l’immixtion par services militaires et administratifs interposés dans les démêlés politiques qui accompagnent la décomposition de l’Empire moghol, et la navigation d’Inde en Inde vers la Perse, la côte de Coromandel, le Siam et le Bengale.

Les retombées financières espérées doivent permettre de limiter la sortie hors du royaume des « matières » d’argent, inacceptables pour les théoriciens mercantilistes, et d’autofinancer l’entretien de loges et de comptoirs où s’organisent vaille que vaille le stockage et la production des marchandises de retour.

La Compagnie des Indes orientales de Saint-Malo

Exclue en 1703 par la Marine royale de sa zone industrielle et port de L’Orient en Bretagne- Sud, exsangue, la Compagnie n’a plus en 1706 que son privilège à faire valoir. De 1708 à 1719, elle sous-traite son monopole aux armateurs malouins. D’abord prudents, puis résolus à faire de ce trafic le nouvel axe stratégique de leurs armements, « Messieurs de Saint-Malo » inventent le commerce direct du café de Moka en Europe, font fructifier par leurs retours de cauris, poivre et cotonnades des « mises-hors » entièrement financées sur leurs fonds propres ou par les prises qu’ils font sur leurs adversaires, prennent possession de l’Ile de France au nom du roi.

Mais leur prétention à exercer pour eux-seuls et sans contrepartie leur nouveau monopole les isole des autres groupes négociants du royaume, comme Nantes, au moment où la mort de Louis XIV redistribue les cartes politiques. Parfaite réussite négociante, la Compagnie des Indes orientales de Saint-Malo ne peut résister en 1719 aux « Mississipiens » qui rassemblent dans la nouvelle Compagnie des Indes de Law la quasi totalité du grand commerce maritime français.

Elle a néanmoins permis à la première Compagnie des Indes orientales d’amorcer une liquidation honorable, avec un quasi équilibre des comptes, le remboursement des dettes en Europe et le maintien minimal aux Indes de Surate, Pondichéry et Chandernagor, utiles marchepieds pour d’autres, plus efficaces ou plus fortunés.

La Compagnie perpétuelle des Indes

Sans même évoquer ses liens avec la Banque royale et la Ferme générale, la nouvelle Compagnie des Indes forme un vaste conglomérat autour de la Compagnie d’Occident, créée en août 1717 pour la mise en valeur de la Louisiane, détentrice depuis août 1718 de la ferme du tabac et depuis le 15 décembre 1718 du monopole de la Compagnie du Sénégal, maîtresse de la traite des Noirs et de la gomme arabique. L’édit de réunion du 23 mai 1719 lui adjoint ceux des Compagnies des Indes orientales et de la Chine, avant qu’elle mette la main le 4 juin 1719 sur la Compagnie d’Afrique, puis en septembre 1720 sur la Compagnie de Saint-Domingue et la traite de la côte de Guinée.

De 1719 à 1770, après avoir survécu à l’implosion du « Système », elle fait de Lorient un des ports les plus actifs du royaume. Plus d’un demi million de tonnes sont expédiées vers tous les continents, dont 300 000 reviennent sur les bords du Scorff. Si elle se débarrasse dès 1731 de la Louisiane, n’insiste guère à Moka, encore moins aux Antilles, tout en se maintenant au Sénégal jusqu’en 1758, la Compagnie des Indes se spécialise avant tout vers les Indes (plus de 130 000 tonnes de retours), les Iles de France et de Bourbon (plus de 50 000 tonnes) et la Chine (plus de 50 000 tonnes).

Très active dès 1717, elle concentre progressivement à Lorient toutes ses opérations. Le port vit au rythme des moussons, expédiant de véritables escadres d’octobre à avril, les recevant de mai à septembre, organisant à partir de 1734 les ventes annuelles aux enchères pendant la première quinzaine d’octobre. La réparation et la construction des vaisseaux occupent 1200 à 2000  ouvriers qui, avec les marins, forment une population salariée qualifiée, véritable richesse d’une ville dont personne n’avait prévu l’émergence.

En Asie, la Compagnie rivalise avec les Anglais, développe sous l’impulsion de Mahé de La Bourdonnais les Iles de France et de Bourbon, les comptoirs des Indes et de Canton, maîtrise au mieux sa navigation. A l’exception d’une demi-douzaine de catastrophes, comme celle du Saint- Géran, elle ne perd par naufrage que 69 de ses 533 navires, en condamne 40 autres au cours de campagnes qui durent en moyenne 18 mois.

Devenue menaçante pour ses concurrents, bien qu’ayant refusé de s’engager dans la politique d’intervention coloniale préconisée par Dupleix, elle est brisée par les guerres que  les Anglais lancent contre elle à partir de 1744. Mal soutenue par une Marine royale impuissante, la belle machine se détraque, s’épuise en frais généraux pour sa défense, se fait prendre 66 navires, immobilise et déprécie son matériel pendant les longues campagnes des guerres de Succession d’Autriche et de Sept-Ans, perd ses comptoirs, renoue avec la disette des capitaux et suspend son activité en 1770 sous la pression des partisans du libre échange qui contestent durement son monopole.

Le commerce libre

C’est le moment pour ses anciens employés, fournisseurs, clients et correspondants de prendre la relève. La cession au roi « du port de Lorient et des effets mobiliers et immobiliers dépendants dudit port », le 26 avril 1770, nationalise une partie des charges sans faire pour autant du site un port exclusivement militaire. La construction navale souffre, mais les armements sont actifs, et Lorient reste le lieu exclusif de retour et de vente des marchandises d’Asie en France.

L’affirmation d’une classe de négociants lorientais, consacrée par le programme architectural du quai d’Aiguillon, ne doit cependant pas faire illusion. Nantes, Saint-Malo, La Rochelle, Marseille, Bordeaux, s’intéressent à un trafic désormais banalisé qui trouve à l’Ile de France un relais de plus en plus performant. Et le pouvoir revient vite aux grands groupes capitalistes internationaux, indienneurs et banquiers suisses, commissionnaires parisiens, londoniens et amstelodamois.

La Compagnie de Calonne

Le 14 avril 1785, le contrôleur général des finances, Calonne, arbitre une nouvelle fois en faveur de deux groupes de négociants appuyés sur Londres et Genève, qui s’assurent un dernier monopole du commerce au-delà des Mascareignes. Uniquement commerçante, cette compagnie gère avec profit jusqu’à la Révolution un fructueux trafic. Ses concurrents, confinés aux  Iles de France et de Bourbon, ne lui pardonnent pas cette position privilégiée. Quant à l’État, il a bien du mal à lui imposer les charges de ses arrière pensées stratégiques et politiques.

Exclus de l’accès direct aux Indes et à la Chine, déçus par l’échec de leurs affaires avec les États-Unis à la fin de la guerre d’indépendance américaine, ligotés par une franchise portuaire dont ils ont mal évalué les contraintes, les négociants lorientais finissent par fonder tous leurs espoirs sur l’abolition de la Compagnie. Leur député aux États Généraux, Joseph Delaville Leroulx, reçoit mission expresse d’en venir à bout, ce qu’il réussit le 3 avril 1790. Il ne peut en revanche s’opposer à la suppression du retour obligatoire des marchandises des Indes à Lorient, Toulon étant également autorisé à en recevoir, le 19 juillet 1790.

Quant au commerce, il est interrompu définitivement en 1794 par la guerre et par les répercussions politiques des spéculations sur ses actions depuis 1790. En pleine débâcle des assignats, les marchandises des Indes stockées à Lorient représentent un des rares actifs non dévalués de la République. Fabre d’Églantine, Camille Desmoulins et Danton y perdront leur tête. Fondateurs en 1807 de la Chambre de commerce et d’industrie du Morbihan, les négociants lorientais ne retrouveront jamais le chemin des mers lointaines.

Lorient en héritage

Trouver aujourd’hui trace sur le terrain des souvenirs des Compagnies des Indes n’est pas chose aisée. Le port originel, profondément transformé, reste arsenal militaire, et les bombardements de 1943 ont fait table rase du tissu urbain du XVIIIème siècle.

Fondé en 1666, Lorient fut d’abord un lieu improvisé de construction, d’armement et de désarmement des navires, sur une des meilleures rades du royaume mise  en sûreté par la citadelle du Port-Louis. En 1709, ce lieu devient paroisse, première étape d’une naissance administrative et religieuse rendue nécessaire par la présence de cinq à sept mille âmes. En 1738, l’octroi d’une communauté de ville représentée aux États de Bretagne sanctionne le développement d’un port de 14 000 habitants où se concrétisent toutes les opérations de la Compagnie. La ville n’acquiert cependant son autonomie politique qu’en 1789, lorsque les négociants opposés au monopole de la troisième compagnie prennent le pouvoir municipal. Pour les 18 à 20 000 Lorientais de l’époque, ce parricide ne précède que de quelques mois l’arrêt définitif de leurs relations avec l’océan Indien et la Chine.

Les conflits ont joué, mais plus encore l’évolution générale de l’économie-monde au XIXème siècle. Il n’y avait que deux issues à ce commerce structurellement déficitaire. La logique coloniale que poussèrent jusqu’au bout les Anglais avec leur Empire des Indes. Le transfert en Europe de la production des denrées non strictement tropicales : la révolution industrielle, dans le Nord et dans l’Est, prit alors la relève des artisans indiens et chinois.

Mais tous s’appuyèrent sur l’exotisme et sur l’épopée de leurs devancières, compagnies de commerce armant en guerre et en marchandise, berceaux et tombeaux des destins les plus aventureux, dans la splendeur présumée d’un premier âge d’or que perpétuent aujourd’hui conjointement, pour le grand public, le Musée de la Compagnie des Indes et le festival interceltique, héritier à deux siècles de distance de la quinzaine des ventes qui en octobre faisait affluer toute l’Europe sur les quais du grand port.

René Estienne
« Lorient et les Compagnies des Indes, 1666-1794 »,
Ici et là, 1997, no29, p. 28-33.

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