Jusqu’au début du 19e siècle et lors de longues traversées, les équipages des navires sont parfois décimés par des maladies et en particulier par le scorbut. C’est une maladie liée à une déficience en vitamine C et qui se traduit dans sa forme grave par le déchaussement des dents, la purulence des gencives, des hémorragies, puis la mort.
A partir du récit de Bernardin de Saint-Pierre lors de son voyage à l’île de France en 1768, il est possible d’analyser les conséquences du scorbut sur l’équipage d’un navire.
Bernardin de Saint-Pierre embarque à Lorient le 3 mars 1768 sur le navire de la Compagnie des Indes Le Marquis de Castries. En tant que capitaine d’infanterie, il prend ses repas à la table du capitaine du navire, le sieur Jean Pallièrre Christy de Saint-Malo. Le Marquis de Castries un navire de 800 tonneaux avec 146 hommes d’équipages, qui transporte des mâtures pour le Bengale.
Bernardin de Saint-Pierre note au jour le jour les évènements survenus sur le navire. Il fait également des observations précises sur l’environnement : état de la mer, animaux rencontrés, évolution de la santé des hommes embarqués.
Le 4 avril 1768, il relate pour la première fois que le scorbut touche l’équipage par la mort du premier bosseman et il précise que plusieurs autres matelots aussi sont touchés. Le navire n’a quitté Lorient que depuis 32 jours et il écrit « Cette maladie, qui se manifeste de si bonne heure, répand la terreur dans l’équipage« .
La majorité des cas apparait cependant après environ trois mois de navigation et, le 6 juin, il signale 15 scorbutiques à bord après 94 jours de mer. Quelques jours après, le 9 juin, ce mal occasionne encore le décès d’un contre-maître.
Le 27 juin, il survient un autre décès et l’on compte alors « vingt et un malades hors de service« .
Au début du mois suivant, ce sont 36 marins qui sont touchés par le scorbut, après 120 jours de mer. A partir de cette date, la maladie accélère sa propagation et, à 122 jours de mer, ce sont 40 marins qui ont le scorbut et il y a un nouveau décès. Bernardin de Saint-Pierre indique alors : « Ce mal fait des progrès à vue d’œil. On l’attribue aux exhalations qui sortent de la cale, remplie de mâts qui ont longtemps séjourné dans la vase« .
Après 126 jours de mer, le nombre passe à 45, après 129 jours à 60 et après 130 jours à 70. Deux nouveaux morts sont jetés à la mer le 9 juillet.
Ces chiffres, sur l’évolution du scorbut à bord du navire, donnés par Bernardin de Saint-Pierre, permettent de tracer une courbe très parlante qui montre l’évolution rapide de la maladie à bord du Marquis de Castries à la fin du 3e mois de navigation.
Le navire arrive à l’île de France le 14 juillet 1768, soit après 132 jours de mer sans toucher la terre. Il était temps car la grande majorité de l’équipage aurait bientôt été touchée par le scorbut en rendant impossible l’exécution des manœuvres et très dangereuse la poursuite de la navigation. Bernardin de Saint-Pierre précise que, dès le 12 juillet, les officiers et les passagers encore valides suppléent au manque de matelots et participent aux manœuvres lors des changements de voilures sur le navire.
Bernardin de Saint-Pierre fait le constat que les officiers et les passagers, qui n’ont pas la même nourriture que le reste de l’équipage, ne sont atteints par la maladie que bien après les matelots. En arrivant à l’île de France, les malades sont soignés à partir de bouillon de tortue. Bernardin de Saint-Pierre, lui aussi atteint par le scorbut, n’en ayant pas à sa disposition mange surtout des végétaux frais et guérit parmi les premiers.
Il note toutes ses réflexions sur le scorbut dans son journal :
« Le scorbut est occasionné par la mauvaise qualité de l’air et des aliments. Les officiers, qui sont mieux nourris et mieux logés que les matelots, sont les derniers attaqués de cette maladie, qui s’étend jusqu’ aux animaux. Mon chien en fut très incommodé.
Il n’y a point d’autre remède que l’air de la terre et l’usage des végétaux frais. Il y a quelques palliatifs qui peuvent modérer le progrès de ce mal, comme l’usage du riz, des liqueurs acides, du café, et l’abstinence de tout ce qui est salé. On attribue de grandes vertus à l’usage de la tortue : mais c’est un préjugé, comme tant d’autres que les marins adoptent si légèrement. Au cap de Bonne-Espérance, où il n’ y a point de tortues, les scorbutiques guérissent au moins aussi promptement que dans l’hôpital de l’île de France, où on les traite avec les bouillons de cet animal. À notre arrivée, presque tout le monde fit usage de ce remède ; je ne m’en servis point, parce que je n’en avais pas à ma disposition ; je fus le premier guéri : je n’avais usé que des végétaux frais.
Le scorbut commence par une lassitude universelle : on désire le repos ; l’esprit est chagrin ; on est dégoûté de tout ; on souffre le jour ; on ne sent de soulagement que la nuit ; il se manifeste ensuite par des taches rouges aux jambes et à la poitrine, et par des ulcères sanglants aux gencives. Souvent il n’ y a point de symptômes extérieurs, mais s’il survient la plus légère blessure, elle devient incurable tant qu’on est sur mer, et elle fait des progrès très rapides. J’avais eu une légère blessure au bout du doigt ; en trois semaines la plaie l’avait dépouillé tout entier, et s’étendait déjà sur la main, malgré tous les remèdes qu’on y put faire. Quelques jours après mon arrivée, elle se guérit d’elle-même.
Avant de débarquer les malades, on eut soin de les laisser un jour entier dans le vaisseau, respirer peu à peu l’air de la terre. Malgré ces précautions, il en coûta la vie à un homme qui ne put supporter cette révolution. Je ne saurais vous dépeindre le triste état dans lequel nous sommes arrivés. Figurez-vous ce grand mât foudroyé, ce vaisseau avec son pavillon en berne, tirant du canon toutes les minutes ; quelques matelots semblables à des spectres, assis sur le pont ; nos écoutilles ouvertes, d’où s’exhalait une vapeur infecte ; les entreponts pleins de mourants, les gaillards couverts de malades qu’on exposait au soleil, et qui mouraient en nous parlant. Je n’oublierai jamais un jeune homme de dix-huit ans à qui j’avais promis la veille un peu de limonade. Je le cherchais sur le pont parmi les autres ; on me le montra sur la planche ; il était mort pendant la nuit.«
Sur Le Marquis de Castries, les premiers cas de scorbut sont donc apparus après environ un mois de mer. Les premiers marins atteints avaient déjà probablement des carences alimentaires à l’embarquement, les rendant ainsi plus fragiles. Au bout de quatre mois de mer, c’est la moitié de l’équipage qui est touchée par le scorbut et le reste est très affaibli. Cinq marins en décèdent avant d’arriver au port et probablement plusieurs une fois à l’hôpital de Port-Louis car il est précisé sur le rôle que plusieurs débarquent malades.
Sur le navire, aucun officier et passager n’a eu le scorbut. La nourriture différente en est très certainement la raison.
La cause du scorbut est ignorée par l’équipage qui croit que c’est la cargaison qui occasionne ce mal. Le remède de type « bouillon de tortue » ne semble pas très efficace et Bernardin de Saint-Pierre constate qu’il guérit plus vite en mangeant des légumes.
Vers l’article de Jean-Yves Le Lan