Acteurs et enjeux de la traite négrière au sein de la Compagnie des Indes

Distinguons principalement deux niveaux, celui du siège, à Paris et dans les sphères du pouvoir, où se joue la politique générale de la Compagnie, et celui de l’exécution, à Lorient et partout où se concrétise l’activité, en Europe, en mer et outre-mer.

La mission générale de l’entreprise est dès le début définie par l’État, dans la logique mercantiliste la plus affirmée. Obsédée par la défense du pré carré économique, cette philosophie ne s’inscrit en rien dans une dynamique de croissance et de diversification des marchés, alors même que son « cœur de métier », comme l’on dit aujourd’hui, ouvre la voie à la société de consommation. Complétant les épices et les matières premières des cargaisons initiales par la gamme exhaustive des stimulants de la vie moderne, tabac, café, thé, enrichis par une foisonnante et fascinante gamme de textiles et de produits manufacturés, elle démultiplie les possibilités de manifestation du paraître, offre aux plus riches les moyens et les décors d’une affirmation de soi sans cesse renouvelée par les plaisirs et les libertés de la mode, sans interdire aux plus pauvres d’accéder aux satisfactions du confort.

Or la stratégie française adoptée implicitement pour tirer le maximum de profit de ce secteur, mal nécessaire plus qu’opportunité de développement, consiste à minimiser les investissements et à créer des prix élevés par la rareté orchestrée de ventes captives sous la protection du monopole, le différentiel faisant tout le bénéfice. Cela entraîne un débat permanent entre administrateurs et syndics sur le positionnement à adopter outre-mer pour obtenir les conditions les plus avantageuses sur les lieux d’approvisionnement : faut-il s’y limiter au commerce « pur » ou s’engager dans un processus de colonisation ?

Selon les destinations géographiques et les périodes, la réponse n’est pas identique. En revanche, une constante s’affirme : le refus au plus haut niveau de s’engager au-delà d’un certain seuil, celui des investissements indispensables, tout en étant toujours tenté par ce qui peut améliorer le profit. Très schématiquement, en Asie et en Afrique, la compagnie se limite à son rôle d’intermédiaire du commerce et du transport. En Louisiane et aux Antilles, elle ne parvient pas à tenir ses positions dans l’économie de plantation, alors qu’en océan Indien, aux îles Bourbon et de France, elle réussit au contraire à la développer dans toute son étendue.

La diversité de ces comportements, plus que le fruit d’un choix théorique ou d’une pragmatique exploitation des particularités locales, est d’abord celui de l’hétérogénéité d’équipes de direction qui, sous une raison sociale unique, n’ont pas renoncé à leur culture d’origine et, partagées en groupes de pression, s’affrontent pour le pouvoir au sein même de la Compagnie. Les intérêts divergents des financiers de la cour ou des banquiers parisiens, des gens du Havre, de Nantes, de Saint-Malo, de ceux qui restent en France et de ceux qui vont chercher fortune au loin, les fait s’associer ou se déchirer selon des logiques de réseau dont la mise en évidence, esquissée par Philippe Haudrère, devrait être un des chantiers majeurs de l’historiographie à venir.

Il en résulte à nos yeux deux conséquences propres à modifier l’image et les représentations couramment admises sur les compagnies des Indes. Plutôt qu’une institution majestueuse fédérant les forces vives du royaume pour s’imposer dans la compétition internationale, elle est le plus petit commun dénominateur des personnalités qui y spéculent à l’abri du monopole, soit la somme des dépenses – vécues comme des charges et non des investissements – qu’elles consentent à mutualiser par subordination aux contraintes de l’économie réelle. En retour, l’évasion des profits se fait à tous les étages, dans un chacun pour soi exerçant au passage un droit universel de préemption, la « profitabilité » globale de l’entreprise ne semblant le souci de personne tant qu’elle garantit les frais généraux, à condition de ne pas outrepasser certaines limites.

La traite négrière se retrouve à tous les rendez-vous de l’activité de la Compagnie, où elle suscite l’intégralité des positions susceptibles de s’exprimer à son égard, depuis l’interdiction absolue d’un comportement inhumain incompatible avec l’établissement de bonnes relations commerciales, jusqu’à la loterie spéculative basée sur la réussite d’expéditions au rendement aussi aléatoire que mirifique, surtout en période de fin de conflit lorsqu’il faut reconstituer des équipes de plantations décimées par la mortalité10, en passant par la concession usuelle et fructueuse des droits d’exploitation11, et enfin par l’exercice direct de ce trafic, charge à minimiser mais rouage jugé indispensable de la colonisation.

L’activité de traite directe de la Compagnie, à peu près dix pour cent de ses armements, 40 à 50000 personnes déportées, surtout au début dans les années 1720 – 173012, ne représente finalement que la partie émergée de l’iceberg, celle qui a longtemps fait relativiser sa participation, par référence à l’image traditionnelle du trafic triangulaire. Elle a pour base principale le Sénégal, où elle négocie cérémonieusement avec les puissances africaines, se donnant les moyens de naviguer sur plusieurs centaines de kilomètres le long du fleuve. Elle s’exerce aussi en océan Indien, arrachant à Madagascar et au Mozambique les esclaves nécessaires à la mise en valeur des Mascareignes dans le cadre du commerce d’Inde en Inde, sans exclure des transports depuis le Sénégal, ce qui porte l’estimation globale à plus de 90000 personnes.

Mais ce sont les aspects indirects qui suscitent aujourd’hui la prise de conscience la plus stimulante, grâce aux initiatives de Brigitte Nicolas, conservateur en chef du Musée de la Compagnie des Indes13. Tour à tour transporteur, promoteur de l’économie de plantation en Louisiane puis dans les îles de l’océan Indien, pourvoyeur contesté aux Antilles, friable détentrice d’escales africaines, impérieuse revendicatrice de son monopole auprès des armateurs particuliers, la Compagnie joue également, voire pourrait-on dire avant tout, un rôle fondamental dans les impératifs économiques « invisibles » préalables à la traite.

Une grande part des textiles du commerce asiatique vendus à Nantes puis à Lorient à partir de 1734, qui représentent 30 à 50 % de son chiffre d’affaires et qui, pour des raisons de protectionnisme vis à vis des producteurs du royaume, doivent être obligatoirement réexportés, servent à constituer une part fondamentale des cargaisons expédiées d’Europe en Afrique. Sans être inédite – Gaston-Martin la soulignait déjà largement en 1931 – cette imbrication des circuits indien et atlantique mérite d’être beaucoup plus mise en lumière que par le passé. Elle peut faire accéder la traite d’un statut secondaire à celui d’un élément central de l’activité de la Compagnie, ou à tout le moins d’un mortier qui maintient solidaires toutes les pierres de son édifice.

La traite est en tout cas très officiellement identifiée dans la réglementation interne de la navigation de la Compagnie, répartie en deux sous-ensembles dont on n’a peut-être pas souligné jusqu’à présent toutes les implications14. La plus saisissante est la discrimination qui s’exerce, au sein des personnels navigants, entre ceux de la première et de la deuxième navigation. Moins bien payés à la mer, ceux de la deuxième ne sont pas payés à terre, alors que ceux de la première y sont à la demi solde.

La différence est surtout notable dans les à-côtés qui permettent de démultiplier de manière considérable les revenus des personnels, notamment des officiers et des états majors, en les associant financièrement bien au-delà de leurs salaires à la réussite de la Compagnie. Ceux de la première navigation bénéficient de port permis, de pacotille – sommes pour acheter des marchandises – alors que ceux de la seconde doivent se contenter des gratifications qui leur sont accordées pour chaque, comme on disait, tête de nègre transportée d’Afrique jusque sur son lieu de servitude.

Tout se passe comme si, selon le fameux principe du diviser pour régner, tous les avantages étaient réservés aux équipages destinés à l’Asie, savant jeu de la carotte et du bâton, la contrainte hiérarchique ne s’exerçant pas seulement entre les officiers et les marins, mais surtout entre ceux admis ou non à la destination la plus lucrative. Les autres faisant leurs preuves dans l’Atlantique, ou pouvant y être relégués en cas de manquement. Sous réserve d’approfondir la question – la Compagnie échouant par exemple à inventer et à imposer une culture d’entreprise commune à des personnels qui seraient restés avant tout fidèles à leurs identités initiales ; l’envergure mondiale de ses activités imposant une segmentation socio-professionnelle différenciée selon les destinations géographiques et la spécificité des « produits » – la traite semble donc reléguée au plus bas de l’activité maritime de la Compagnie, avec l’espoir néanmoins pour ceux qui la pratiquent de s’en servir de marchepied pour parvenir jusqu’en haut.

Cela nous rappelle que pour ses milliers d’employés et de marins, elle représente un gigantesque accélérateur de destins individuels, où chacun peut gager de sa vie l’accès à la fortune comme la perte de sa propre existence. Dans ces époques de violence, de pénurie et de misère, la coercition et la contrainte s’étendent à tous les personnels. La Compagnie n’oppresse pas que les noirs, puisqu’elle est aussi célèbre pour avoir embarqué de force vers la Louisiane les filles de la Salpêtrière, bon nombre de « bénéficiaires » de lettres de cachet, et que le recrutement des colons et des soldats, sinon des marins fortement encadrés par le système des classes, fait bien souvent litière de tout respect de la personne humaine.

Ces deux dernières notions sont absolument étrangères au statut des captifs, au moment même où le monde maritime, confronté aux difficultés de recrutement de spécialistes aux indispensables et rares compétences professionnelles, réglemente le statut des gens de mer, ébauche d’un suivi par l’écrit de carrières personnelles qui répandent dans la douleur ce préalable à l’émergence de l’individu au sein de la société d’Ancien Régime.

D’après René Estienne, « Les archives des compagnies commerciales et la traite : l’exemple de la Compagnie des Indes« , Service historique de la Défense, 2009.

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