L’architecture navale sous l’ancien régime

La science que nous appelons « architecture navale » n’existait pas au moyen âge. Les charpentiers de navires étaient alors réunis en corporations qui gardaient jalousement le secret de leurs règles de construction. Ces règles, ignorées de bien des membres de la compagnie, restaient souvent le domaine des familles de charpentiers-constructeurs qui, de père en fils, se transmettaient les proportions à observer entre les dimensions de la charpente et les échantillons à attribuer à ses diverses pièces, suivant la grandeur du bâtiment.

Les anciens constructeurs ignorant l’art de tracer des plans procédaient ainsi : après avoir établi la quille, ils élevaient dans un même plan vertical l’étrave et l’étambot. Ensuite, le constructeur formait arbitrairement ou selon des instructions reçues par tradition une « tablette » ou patron, constituant le gabarit de la section transversale de plus grande capacité du futur navire : le « maître couple ». Ce maître couple était destiné à être dressé verticalement sur la quille, par exemple au tiers avant de celle-ci. Un autre gabarit, plus petit, dit « estain », était destiné à être appliqué contre l’étambot. Ces couples exécutés et mis à leurs places, les anciens constructeurs plaçaient de chaque bord quatre « lisses » ou longues règles flexibles, courant de l’étrave à l’estain. La plus haute devait correspondre à la plus grande largeur des couples. Une certaine ouverture était fixée en deux points où devait être placés deux couples dits de « balancement », éloignés par exemple des extrémités de la coque du quart de la longueur de celle-ci. Ces ouvertures conditionnaient la capacité de la carène. La position et la courbure des lisses étant fixées, il suffisait de diviser la quille suivant le nombre de couples désirés, et les charpentiers, guidés par les lisses, prenaient sur des tablettes de bois mince les patrons nécessaires à la réalisation des couples constituant la membrure du navire.

Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, quelques progrès sont effectués. Le gabarit du maître couple va servir à déterminer le contour de tous les couples compris entre ceux de balancement ainsi que le contour de ceux-ci. La « tonture » (courbure d’une ligne correspondant au plat des varangues) et la courbure de la « ligne du fort » (coïncidant avec la plus grande largeur de la coque) sont également déterminées par des règles de proportions et abaques, propres à chaque constructeur. Le contour des couples des extrémités du navire, au delà des couples de balancement, étant toujours déterminés sur le chantier grâce aux lisses. Le relèvement ou plus exactement la création dans les années 1660 d’une marine royale ambitionnant d’être la première d’Europe sous l’impulsion de Colbert, va nous contraindre à un effort d’adaptation sans précédent. Ainsi, en 1660, nous disposons d’une vingtaine de vaisseaux d’un port moyen de 600 tonneaux ; dix ans plus tard, 120 vaisseaux d’un port moyen de 1.000 tonneaux. Sur ce nombre, plusieurs vaisseaux exceptionnels, armés de plus de 100 canons, atteignent 2.000 tonneaux de port. On peut ainsi apprécier la réussite et les responsabilités de nos maîtres charpentiers pour la plupart hommes manuels, d’origine modeste.

Officiellement, le pouvoir royal se manifeste dans le domaine des constructions navales seulement en 1670 avec un règlement fixant les grandes directives de conception pour les divers rangs des vaisseaux. En mars 1671, par règlement royal, il est créé dans nos trois grands ports : Brest, Toulon, Rochefort, un « Conseil de construction », assemblée d’officiers généraux, d’administratifs… se réunissant deux fois par semaine et exerçant sa tutelle sur les maîtres charpentiers en les obligeant notamment à dresser des « devis » avant la construction d’un navire. Le devis est alors un simple feuillet sur lequel figurent une vingtaine de dimensions. En septembre 1673, un règlement plus précis que celui de 1670 est imposé pour la construction des vaisseaux. Ce texte est censé s’appuyer sur l’expérience acquise. Ce règlement sera très irrégulièrement suivi si bien qu’en octobre 1674, un autre règlement, consacré aux arsenaux de marine, confirme celui de 1673 et impose la nomination d’un premier maître charpentier dans chaque port.

Dans les années 1680-1690, deux officiers généraux, MM Tourville et Duquesne, vont jouer efficacement le rôle de conseils et un mathématicien de renom, le chevalier Renau d’Elicagaray, va intervenir. Ce dernier rédigera en 1679 un manuscrit sur la théorie des vaisseaux avec une méthode pour en conduire les façons. Ce travail apprécié par M. de Seignelay, le chevalier Renau est chargé d’enseigner sa méthode dans nos ports. L’enseignement débute en 1680 à Rochefort et se poursuit au Havre et à Brest jusqu’en 1682. Renau y expérimente une machine de son invention pour le tracé des couples. Cet appareil, tout comme cette méthode seront en fait peut appliqués car trop théoriques et guère accessibles aux maîtres charpentiers.

En 1680, il est établi dans nos trois ports une école de théorie des constructions, surtout destinée à l’instruction des officiers. Ce sont des fils de maîtres charpentiers qui sont chargés de l’enseignement.

En 1684, il est créé un poste d’inspecteur des constructions. Le titulaire est « chargé d’apprendre aux charpentiers la manière de faire les plans des vaisseaux et profils avant d’en commencer la construction, afin de se corriger des défauts qui ont été trouvés dans ceux qui ont été ci-devant faits ». Mais malgré les efforts louables de l’inspecteur, l’enseignement tout comme le règlement de 1674 ou la grande ordonnance de 1689, restent peu respectés. Une véritable formation n’existe toujours pas, l’enseignement reste familial aux seins des familles de charpentiers constructeurs qui gardent toujours jalousement les secrets de leur science. La connaissance pratique, la seule valable à l’époque est donc fermée alors que les ouvrages existant: l' »Hydrographie » de Fournier, l' »Architecture navale » de Dassié, la « Théorie de la manoeuvre des vaisseaux » du chevalier Renau, « La théorie de la construction des vaisseaux » du père Hoste sont des ouvrages chers écrits par des théoriciens ou des érudits à priori peu soucieux de s’adresser à des maîtres charpentiers dont certains d’entre eux, quoique ayant réalisé la première marine de Louis XIV, sont proches de l’analphabétisme. L’autre cause de cette stagnation relative de l’architecture navale est l’absence de documents graphiques. Ceci n’a pas échappé à Colbert qui, en 1678, demande que soient relevés sur plans et profils les meilleurs vaisseaux de Toulon. En 1683, une ordonnance impose aux maîtres charpentiers avant la mise en construction des vaisseaux « d’en effectuer un modèle en carton et un profil, ou couple perpendiculaire avec un plan, ou couple horizontale pour chaque vaisseau ».

Ce n’est qu’à partir de 1690-1695 que le plan devient une pratique courante alors que débute en France une longue période d’activité navale très réduite (de 1695 à 1720), limitée à l’entretien des bâtiments existants ou à la construction de petites unités. A la fin de cette période, la nouvelle génération de constructeurs dresse systématiquement des plans. L’utilisation de ces plans permet à ces nouveaux constructeurs de corriger leurs défauts et de former des recueils, source d’inspiration et parfois d’incitation au démarquage. Les progrès effectués par nos constructeurs vont faire tomber en désuétude les conseils de construction. Ainsi émancipés, ils travaillent dans une réelle indépendance.

Contrairement à leurs confrères anglais qui dessinent leur vaisseau selon des méthodes graphiques et mathématiques strictes, les constructeurs français de 1690-1695 rejettent toutes ces règles allant à l’encontre de leur liberté dans la conception des carènes. A l’exception du maître couple, ils déterminent tous les autres couples par tâtonnement à partir du tracé des lisses. Les mathématiciens ne tiennent pas en grande estime ces pratiques, considérant que l’usage des lisses est un fâcheux et vulgaire héritage des charpentiers d’autrefois. Ces géomètres vont s’appliquer à des méthodes évitant les tâtonnements, mais sans être suivis par les constructeurs. Ce soucis premier des constructeurs pour l’élégance des formes au détriment des considérations physiques et mécaniques n’est pas sans inconvénient. C’est ainsi que jusqu’en 1720, les calculs aussi importants que le volume de carène, le poids et la stabilité du navire, les tirants d’eau… sont totalement ignorés. Lors de la mise à l’eau et surtout de l’armement, les mauvaises surprises ne sont alors pas exceptionnelles.

Ce n’est qu’avec la reprise des constructions en 1720 que l’empirisme antérieur est mis en cause et que l’on propose de travailler sérieusement aux calculs du port en lourd. Il faut attendre les années 1740 pour que l’étude de la stabilité soit faite lors de la conception. Auparavant, c’est à posteriori que l’on pouvait juger de celle-ci, remédiant si nécessaire à une instabilité par un soufflage ou renflement de la carène au niveau de la flottaison, en abaissant le poids des oeuvres mortes, ceci pouvant obliger à raser un pont, en diminuant l’élévation de la mâture, en réduisant le calibre de l’artillerie, en jouant sur le lest et les approvisionnements. Ces mesures permettent l’utilisation du bâtiment, mais celui-ci n’en restera pas moins un « vaisseau manqué ». Ce sont les travaux de P. Bouguer, dans les années 1740, avec la publication en 1746 de son ouvrage capital « Traité du navire », qui vont mettre à la disposition des constructeurs des moyens permettant le calcul de la stabilité.

Un autre élément va être déterminant pour la construction navale en France : la création en 1740 à Paris d’une école destinée à former les futurs constructeurs royaux. L’initiative en revient à un homme de science, Duhamel du Monceau, nommé en 1739 inspecteur de la Marine. Pendant 2 à 3 ans, les élèves reçoivent un enseignement d’excellent niveau, sous l’autorité du mathématicien Bezout, assisté de professeurs pour la physique, la construction, le dessin… Toute confusion avec une activité manuelle comme au XVIIe siècle est exclue. Les maîtres charpentiers des années 1660 deviennent des maîtres constructeurs au début du XVIIIe siècle, puis en 1740, le terme maître ayant une connotation manuelle, il disparaît en même temps que l’ensemble du corps des constructeurs prend une réelle promotion sociale.

Enfin, la connaissance devient « ouverte ». Certes, elle va encore de préférence aux enfants des constructeurs ou administratifs en place, mais la disparition progressive de clans familiaux s’accélère. Duhamel du Monceau publie en 1752 son traité de construction, suivi d’une seconde édition en 1758 et de traductions à l’étranger. C’est véritablement le premier ouvrage complet en français sur ce sujet.

La seconde moitié du XVIIIe siècle se caractérise par de nombreux travaux scientifiques, notamment dans le domaine de l’hydrodynamisme avec Daniel Bernouilli mais aussi avec le chevalier de Borda, Romme, Euler, Don Juan, Vial du Clarbois, Maitz de Goimpy…

L’académie des Sciences et l’académie de Marine (fondée en 1752), stimulent les recherches dans le domaine de la théorie et de la pratique. Sur une période d’un siècle, partant de 1643 date de publication de l' »Hydrographie » du père Fournier, il a été publié huit ouvrages sur la théorie ou la pratique de l’architecture navale. Il en sera publié vingt et un de 1746 à 1796 (voir plus loin la liste de ces ouvrages). La position des constructeurs est confortée par l’ordonnance de 1765, remplaçant celle de 1689. Le titre si désiré d’ingénieur est enfin accordé.

L’école de Paris qui avait cessé de fonctionner en 1748 est relevée en 1765, ses moyens accrus, la formation mathématique et scientifique développée. Dès 1760, les constructeurs effectuent sur la résistance des fluides des calculs dont ils tiennent compte pour dessiner le maître couple, les efforts verticaux et horizontaux de l’eau sur l’avant de la carène et leur résultante sont calculés, le centre de voilure est déterminé…

Malgré les progrès accomplis, l’architecture navale va rester un art, dont la pratique au-delà de beaucoup de connaissance et d’expérience réclame un véritable « sens des formes », donc que seuls posséderont quelques hommes.

D’après Jean Boudriot, « La conception des vaisseaux sous l’ancien régime »

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